Richard Wagner (1813–1883)
Der Ring des Nibelungen (1876)

Das Rheingold (1869)

Prologue en 4 scènes du festival scénique Der Ring des Nibelungen de Richard Wagner
Livret du compositeur. Crée à Munich le 22 septembre 1869 au Königliches Hof – und Nationaltheater.

Reprise de la production de Dieter Dorn et Jürgen Rose (2012–13)

 

Direction musicale Georg Fritzsch
Mise en scène Dieter Dorn
Décors & costumes Jürgen Rose
Dramaturgie Hans-Joachim Ruckhäberle
Lumières Tobias Löffler
Expression corporelle Heinz Wanitschek
Vidéo Jana Schatz

 

Wotan Tómas Tómasson
Donner Stephan Genz
Froh Christoph Strehl
Loge Stephan Rügamer
Fasolt Alexey Tikhomirov
Fafner Taras Shtonda
Alberich Tom Fox
Mime Dan Karlström
Fricka Ruxandra Donose
Freia Agneta Eichenholz
Erda Wiebke Lehmkuhl
Woglinde Polina Pastirchak
Wellgunde Carine Séchaye
Flosshilde Ahlima Mhamdi

 

Orchestre de la Suisse Romande

 

Grand Théâtre de Genève, 12 février 2019

Jour de joie place de Neuve, les lumières brillent au Grand-Théâtre. Après plusieurs années de travaux et après les habituels retards dans ce type d’entreprise, le Grand Théâtre rouvre ses portes et le public va vite retrouver ses habitudes. Pour la réouverture, la direction a choisi une reprise, sans doute pour rôder mieux le théâtre sur un spectacle dont les prérequis techniques sont connus, mais pas n’importe laquelle, celle du Ring de Wagner, qui représente pour l'institution un effort notable et des exigences techniques non indifférentes.

Et en ce 12 février, le rideau se levait sur Rheingold, dans la production de Dieter Dorn présentée il y a cinq ans et visiblement retravaillée.

Les Dieux devant leur tente : Stehan Genz (Donner) Christoph Strehl (Froh) Tómas Tómasson (Wotan et Ruxandra Donose (Fricka)

On se reportera aussi à notre compte rendu de 2013 du Blog du Wanderer

 

Une production un peu grise

Ne boudons pas notre plaisir de retrouver les rituels et les habitudes de spectateur fidèle de ce lieu, de découvrir un nouvel aménagement des espaces d’accueil (la billetterie notamment), et de retrouver la salle, même si ce n’est pas lui faire injure que de dire qu’elle n’est toujours pas une merveille d‘architecture, ni d’acoustique, mais qu’au moins on y voit bien d’à peu près partout.

Tobias Richter pour marquer la réouverture a choisi le Ring de Wagner, et on sait que les théâtres qui programment un Ring sont rares hors d’Allemagne, Genève en a programmé plusieurs en cinquante ans et c’est méritoire. Tout aussi méritoire (à moins que ce ne soit risqué ?) dans un théâtre encore en rodage d’en programmer trois séries.

On se souvient que le choix de Dieter Dorn et Jürgen Rose, deux figures « historiques » de la scène allemande était un second choix (Christof Loy était initialement prévu), et tout en étant respectable, le travail scénique qui en est résulté a pu paraître un peu daté, tant par l’esthétique que par le travail dramaturgique. Que dès le Rheingold, les Nornes poussent la pelote énorme (la pelote-monde ?) du fil des destins est une idée certes, mais qui n’ajoute pas grand-chose à l’histoire, ni que les filles du Rhin fassent du patin à roulettes, où que les machinistes qui font bouger le décor soient des sortes d’ombres-esclaves qui pourraient déjà êtres celles du Nibelheim.

Retour de Nibelheim : Tómas Tómasson (Wotan) et Tom Fox (Alberich)

Meilleure idée celle des vidéos initiales de guerre : c’est ce monde-là que Wotan et Alberich mettent en branle en cherchant à accaparer l’Or. C’est le sens de la parabole construite par Wagner, et la mise en scène le souligne de prime abord, même si la suite s’apparente à un jeu quelquefois plus aimable : des Dieux inoffensifs (Donner et Froh en costumes de pacotille, presque d’opérette) une Fricka plutôt embourgeoisée donnent l’impression de Dieux à la Offenbach installés dans du provisoire, boites en carton, – dont la nacelle de la Montgolfière finale sur fond de cyclo arc-en-ciel – ou tente fragile en attente d’un beau Walhallan en dur…le provisoire semble être la marque de ce Rheingold aux images quelquefois assez poétiques : boites en carton et pelote-monde de ficelle géante pour les Nornes, voilà qui renvoie à l’univers d’un déménagement, au mouvement qui séduit tant Wotan
Wandel und Wechsel liebt, wer lebt ;
das Spiel drum kann ich nicht sparen ! ((Qui vit aime bouger et changer, et je ne peux m’empêcher de jouer à ce jeu)),
dit Wotan à Fricka, ce mouvement qu’on perçoit par les rondes de patins à roulettes des Nornes et des filles du Rhin dès la première scène. Ce monde en mouvement s’arrête au Walhalla, lieu statique, lieu-but, et cet arrêt signe aussi presque du même coup sa fin et sa chute (voir l’intervention d’Erda). N’est pas Confucius qui dit que « Le but c’est le chemin ».

Nibelheim : Tómas Tómasson (Wotan), Tom Fox (Alberich) Stephan Rügamer (Loge)

Si la scène du Nibelheim est toujours assez spectaculaire et mobilise la machinerie du théâtre et si la mise en scène reste pour l’essentiel celle d’il y a cinq ans, il y a cependant quelques changements, notamment dans le traitement de Loge, gants rouges, chaussures rouges et kippa ( ?) rouge quand le Loge il y a cinq ans avait une perruque qui s’était d’ailleurs enflammée un soir. Le rouge couleur de feu, certes, mais la Kippa ?

Intéressante l’idée d’un Wotan qui récupère Nothung dans le tas d’or (ça peut toujours servir…) que Fafner met un temps infini à ranger et à manipuler, de gestes divers qui annoncent la suite du Ring, intéressant aussi le jeu sur la lance de Wotan, une branche d'arbre, en fidélité à l'histoire des runes inscrites sur le Frêne du monde, mais dans l’ensemble, cette mise en scène qui ne dérange pas n’ajoute pas grand-chose à notre vision de l’histoire qu’elle illustre avec juste un peu d’ironie, juste un peu de poésie, sans distance ni « distanciation ».

Moins inspirée et moins précise la direction d’acteurs, laissée à l’initiative des chanteurs, et aussi à leurs habitudes, sans véritablement donner de ligne directrice, même si dans l’ensemble les chanteurs connaissent bien le job. Mais le jeu d’un John Lundgren en Alberich il y a six ans (il en a fait du chemin depuis) avait une autre puissance que celui de Fox aujourd’hui, ou même le Mime d’Andreas Conrad à la personnalité bien plus relevée que celle de Dan Karlström.

Loge fut assez bien distribué il y a six ans (Corby Welch), et dans un autre style de personnage, plus élégant et plus inquiétant aussi, Stephan Rügamer pilier de la Staatsoper de Berlin, produit ici la meilleure prestation scénique du plateau, toute en subtilité et insinuation…

Arrivée des Géants avec jeu d'ombres sur le cyclo

Une ligne musicale qui se cherche

La question posée ici est plutôt celle d’une ligne musicale assez désordonnée et d’une distribution manquant un peu d’homogénéité.

Certes, les retards de quelques mois à la livraison du théâtre en état de marche ont dû occasionner des changements de distribution toujours plus difficiles quand dans le monde de l’opéra, on doit changer des distributions au dernier moment, mais programmer un Ring, même dans une production aux exigences techniques connues, est toujours plus risqué dans un bâtiment à peine livré. Que le Grand Théâtre de Genève soit le seul théâtre suisse à avoir un Ring récent dans son répertoire est en soi un très bon point, que Tobias Richter ait eu envie de le reprendre avant de laisser sa charge est aussi compréhensible, parce que l’entreprise est toujours une référence, il reste qu’indépendamment d’une production honorable qui n’avait pas laissé de souvenir impérissable, mais qui tient la route dans son classicisme et son conformisme, les choix musicaux laissent perplexe, notamment pour la direction musicale de ce Rheingold.

Georg Fritzsch est Generalmusikdirektor à Kiel jusqu’à la fin de cette saison, il a occupé cette fonction pendant 16 ans, et c’est un chef lié à Stuttgart où il a dirigé notamment Wagner et Strauss et il travaille très régulièrement dans un certain nombre d’institutions allemandes. Il est aussi professeur de direction d’Orchestre à la Hochschule für Musik und Theater ((Conservatoire de musique et d’art dramatique)) de Munich.

Son approche particulièrement lente du prélude de Rheingold surprend. Les tempos sont ralentis, on s’appesantit sur des détails exagérément dilatés si bien que la partition semble redécouverte, ce qui en soi est plutôt intéressant mais sur un rythme tellement étiré que cette naissance du monde semble interminable, molle, sans pulsion, et que cette impression va se diffuser dans l’ensemble de l’opéra. Pourtant, au-delà de l’absence de nerf, on doit reconnaître à cette lecture une grande clarté qui laisse à découvert les pupitres de l’Orchestre de la Suisse Romande et permet de constater un travail attentif, précis, et sans scories. Tout est au point et visiblement bien préparé. Cette approche manque sans doute de passion et peut-être quelquefois de vraie relation avec le plateau, mais elle a sa cohérence, même si on ne la partage pas toujours.

Plus délicate est la question de la distribution, assez peu homogène notamment dans les rôles masculins dont certains faisaient déjà partie de la distribution originelle.

Ruxandra Donose (Fricka), Tómas Tómasson (Wotan), Agneta Eichenholz (Freia) entourée des Géants Fafner (Taras Shtonda) et Fasolt (Alexey Tichomirov), au fond Donner (Stephan genz) et Froh (Christoph Strehl)

C’est Tómas Tómasson qui est Wotan. On se souvient de certaines interprétations de ce chanteur qui ont marqué, comme son Klingsor de Parsifal dans la fameuse mise en scène de Tcherniakov à la Staatsoper de Berlin. Il est aussi Hans Sachs (Komische Oper Berlin), ou Telramund : c’est un chanteur aux grandes qualités de phrasé et de diction, qui porte une attention toute particulière à la parole et à la ciselure des mots, indispensable dans l’interprétation wagnérienne. Son élocution claire, ses efforts pour colorer le texte et l’intelligence du propos sont affirmés et cela donne de l’autorité scénique ; il manque peut-être de souffle épique pour être un Wotan totalement indiscuté, mais la prestation est particulièrement soignée.

Face à lui l’Alberich de Tom Fox (qui était le Wotan de la production originelle) a de très réelles difficultés pour s’imposer : la voix ne porte plus, les aigus sont très difficiles, ou passés par profits et pertes (la renonciation à l’amour et la malédiction par exemple). Il y a des qualités de phrasé, mais ce sont des problèmes strictement vocaux qui entachent l’interprétation : voix vieillie, timbre voilé, aigus disparus (déjà problématiques en 2013), il est vraiment le maillon faible de la distribution malgré un engagement scénique certain.

Le Mime de Dan Karlström est sans défauts, peut-être moins engagé et un peu plus plat qu’Andreas Conrad naguère mais la prestation est plus qu’honorable, ce sera à vérifier dans Siegfried, où le personnage devient une authentique figure.

Le Loge de Stephan Rügamer est sans doute le personnage le plus convaincant scéniquement et vocalement. On connaît le chanteur qui est un vrai ténor de caractère, doué d’une élocution d’une grande clarté, qui soigne de manière exemplaire la couleur de chaque mot, et d’une présence scénique virevoltante capable de soutenir un rôle de premier plan comme un rôle de complément avec la même intelligence. Un plaisir à entendre et à voir.

Alexey Tikhomirov (Fasolt) et Taras Shtonda (Fafner) sont des nouveaux venus et des choix bienvenus. Dans Rheingold, c’est Fasolt qui a le rôle le plus important des deux, mais il meurt, et Fafner, qui survit, est le moins exposé. On connaît les qualités de Tikhomirov, projection, puissance, expression ; Taras Shtonda un peu en retrait vocalement finit par s’imposer, la voix reste large et assise, un tantinet moins volumineuse.

Donner est Stephan Genz, une voix acceptable dans un rôle toujours un peu difficile à incarner, surtout que les deux Dieux sont affublés de costumes vaguement fantaisistes à la limite de personnages d’opérettes, et le Froh de Christoph Strehl, qui incarnait déjà le Dieu il y a cinq ans, a un timbre agréable à la juste couleur, mais manque toujours un peu de personnalité (pensons qu’un futur Tristan comme Siegfried Jerusalem était Froh chez Chéreau).

Un ensemble honorable, qui garantit la représentation sans toujours l’enluminer.

Plus marquées les personnalités féminines avec un groupe de filles du Rhin satisfaisantes dominé par la Woglinde de Polina Pastirchak qui était déjà Woglinde lors de la création de la production, tout comme Agneta Eichenholz y était déjà Freia, avec les mêmes qualités de timbre et de phrasé, et cette couleur juvénile et légère qui va bien avec le rôle, même si on peut préférer cependant une Freia un peu plus dramatique (une future Sieglinde).

Ruxanda Donose, qui fut Kundry la saison dernière à Baden-Baden a le poids vocal nécessaire pour Fricka, un timbre charnu et riche, une personnalité scénique bien assise, dans le rôle de bourgeoise que lui fait porter la mise en scène. Fricka lui va bien et elle sait imposer sa présence.

On connaît aussi les qualités de Wiebke Lehmkuhl, qu’on voit désormais régulièrement sur les scènes, dans des rôles peut-être moins exposés. C’est à l’honneur du Grand Théâtre de l’avoir invité pour Erda où elle fait une apparition très réussie, et en montrant un sens dramatique, une ligne de chant et une personnalité vocale appréciables, même si on pourrait souhaiter plus de corps ou de maturité dans la couleur vocale exigée.

Au total une représentation honorable qui tout de même ne correspond pas tout à fait à ce qu’on pouvait espérer d’une reprise remontée à l’occasion d’une réouverture tant attendue. La cause en vient peut-être de la fosse où Georg Fritzsch impose des rythmes et des couleurs inattendues, quelquefois séduisantes, d’autres fois plus discutables, quelquefois aussi problématiques. Le plateau sans convaincre totalement reste digne. Mais tant par la mise en scène que par les choix de distribution, cette production confirme la difficile lisibilité des choix artistiques effectués.

Nous écrivions en 2013, dans le Blog du Wanderer que la distribution honorable au demeurant ne sortait pas d’une « honnête moyenne », nous pourrions reprendre la même expression pour l’ensemble de ce Rheingold inaugural, prologue d’un Ring, choix courageux, qui ouvre une ère nouvelle pour le Grand Théâtre et qui pourtant n’a pas le lustre d’une inauguration, comme à mi-chemin d’une ambition.

Montée au Walhalla : Les dieux dans la nacelle et en bas, de gauche à droite : Fafner et son or (Taras Shtonda), Loge (Stephan Rügamer), Les filles du Rhin (Polina Pastirchak, Carine Séchaye, Ahlima Mhamdi)
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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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