L’Enchanteresse de Tchaïkovski désenchantée à Lyon

Xl_operaenchanteresse18_copyrightstofleth © Stofleth

L’Opéra de Lyon (qui vient d’annoncer sa programmation 2019-2020) n’hésite pas à oser, non seulement par des créations mais aussi en faisant appel à des metteurs en scène audacieux ou en allant chercher des œuvres méconnues, voire encore jamais données en France. C’est le cas de la première production de son festival 2019, intitulé « Vies et Destins », puisqu’il s’agit de L’Enchanteresse de Tchaïkovski. Une première en France, dont la mise en scène a été confiée à Andriy Zholdak.

Nastassia, appelée Kouma, tient une auberge proche de Nijni Novgorod où le monde afflue et loue son charme. Mamyrov, clerc sournois au service du prince Nikita, a été éconduit et décide de présenter l'endroit comme un lieu de débauche à détruire. Lorsque le prince s’y rend, il tombe lui aussi sous le charme de la jeune aubergiste et le clerc se trouve contraint de danser avec des saltimbanques en guise de punition, imaginée par Kouma et ordonnée par le Prince. Ne supportant pas l’affront qui lui a été fait, il rapporte l’amour du Prince (non réciproque) à son épouse, la princesse Eupraxie, et à leur fils Youri. Or, quand ce dernier se rend sur les lieux pour tuer la femme qui souille l’honneur de sa mère (menacée par son mari d’être envoyée dans un couvent si elle ne conscent pas à sa liaison), il tombe à son tour amoureux de Kouma, qui l’aime également, et devient le rival de son père. Les deux amants décident de s’enfuir ensemble, mais Mamyrov informe la princesse de leur plan. Elle empoisonne alors Kouma qui meurt dans les bras de Youri. Quand le prince est informé de la liaison de son fils et de la mort de l’aubergiste (à laquelle il ne croit d’ailleurs pas), il tue son fils dans un excès de colère avant de se repentir, dans une scène finale où les enfers viennent le chercher (du moins dans cette version car il existe une variante où le dernier mot revient au chœur).


Piotr Micinski (Mamyrov) ; © Stofleth

L’introduction imaginée par Andriy Zholdak toute en silence et en film montre un prêtre fermant son église, prenant un taxi dans les rues de Lyon (que les habitants reconnaîtront), le menant, par un chemin alambiqué (quand on connaît la ville) jusqu’à l’opéra, entrant dans le bâtiment en étant filmé pour finalement apparaître sur scène, physiquement. Une entrée en matière qui laissait présager une scénographie intéressante, le hasard de l’actualité lyonnaise faisant en plus ici écho à l’affaire Barbarin, cardinal de Lyon. La suite est tout aussi intéressante : un jeu d’Echec, qui reviendra dans plusieurs scènes, symbolise le rôle central et manipulateur que tiendra ici le clerc Mamyrov. Egalement voyeur (en plus d'être lubrique, corrompu et fourbe), il utilise un casque de réalité virtuelle pour consulter un site de rencontres et se rend virtuellement en Russie. Dès lors, le rideau s’ouvre et nous basculons du virtuel au réel.
Un parti pris astucieux, régulièrement réutilisé tout au long de la soirée, qui aurait pu être une véritable clef de lecture du travail global d’Andriy Zholdak si elle n’avait pas été noyée sous une multitudes d’autres idées se chevauchant, s’entrechoquant, se contredisant parfois… De belles intentions, comme le placement d’une caméra dans l’œil du Christ géant sans croix de la chapelle – symbole d’un pouvoir religieux au service de la politique et de l’espionnage –, se trouvent ainsi finalement presque gâchées car sans réel suivi. Quant à l’émotion, elle disparaît ici. Par exemple, alors que Kouma décède auprès du prince Youri (tantôt petit garçon quand il ne chante pas, tantôt jeune homme conforme au livret), ils ne se regardent pas, fixant des miroirs installés par Mamyrov. Parfois lourds dans ses idées répétitives, comme ces écoliers ou cette servante s’essuyant ostensiblement la bouche pour bien faire comprendre les fellations (dont deux en confessionnal et une sur scène) qui viennent d’avoir lieu. Ou encore, dès le début, avec le jeu des solistes qui ne cessent d’entrer et sortir par la même porte afin de chanter leurs phrases avant de revenir chanter la suivante. Il faut dire que le metteur en scène supprime tout bonnement les chœurs de son travail, ce qui rend forcément l’auberge moins remplie et l’incorporation des solistes au milieu de la foule impossible. Par ailleurs, si le compositeur ne considérait pas l’aubergiste comme un personnage magique contrairement à ce que le titre indique, l’inclusion d’éléments fantastiques, comme les satyres avec leurs jambes de boucs ou la queue pour le clerc, ou encore les gestes incantatoires de Kouma et sa manie de souffler (rappelant plutôt l’animal que l’humain), sont autant de détails qui pourraient être intéressants, portant vers un univers de conte, de magie, ou encore d’irréel mais ils sont à nouveau perdus dans le reste, et leur finalité reste donc assez floue, de même que l’image de la chapelle se vidant petit à petit, du Christ en travaux, comme si le religieux disparaissait.


L’Enchanteresse, Opéra de Lyon ; © Stofleth

L’Enchanteresse, Opéra de Lyon ; © Stofleth

Quant au décor – impressionnant et aux accents russes indéniables – il est généralement divisé en deux ou en trois, faisant aller les personnages de la petite maisonnette de Kouma à une sorte de chambre ou à la chapelle durant le même air. La présence de rideaux permet la disparition d’un lieu et la projection d’images en direct, tandis que l’intérieur de la famille princière offre un quatrième lieu qui apparaît et disparaît lui aussi de la scène. La multiplication de saynètes concomitantes fatigue rapidement et rend le tout assez illisible, l’œil ne pouvant pas tout voir. « Trop c’est trop » pourrait-on dire, et il y a clairement trop de tout dans cette mise en scène : trop d’idées disparates, trop de cadres spatiaux en même temps, trop de petits écarts pour cette œuvre déjà naturellement riche, tant par sa musique absolument magnifique (on regrette vraiment de ne pas l’entendre davantage) qui remplit sans ennuyer quatre heures (entracte compris) que par son nombre impressionnant de personnages (pas moins de seize solistes dont les quatre principaux) ou son intrigue. Enfin, la scène finale est probablement la moins réussie : alors que le prince Nikita semble perdre la raison face au fantôme de Kouma et aux enfers qu’il voit apparaître avant de mourir, le prêtre revient sur scène, cette fois en costume vert, son casque de réalité virtuelle sur les yeux. Il sort une raquette, joue au tennis virtuel (toujours pendant que le prince chante son ultime air, magnifique) puis, une fois Nikita mort et la musique terminée, on entend le bruit d’une balle de tennis avant que Mamyrov ne fasse mine de rattraper cette balle, se tournant vers nous, enlevant son casque et montrant dans sa main une vraie balle de tennis. L’intrusion du virtuel dans le réel. Autre belle idée, mais qui ne trouve pas véritablement d’écho en faisant tomber à plat le finale de l’opéra, un peu comme un cheveux sur la soupe. Aussi beau soit-il, sa place semble incongrue.

Vocalement, c’est une tout autre affaire, comme si les interprètes, enfouis dans cette multitude qui freine l’émotion, redoublaient d’effort et de talent pour parvenir non seulement à exister, mais aussi à communiquer plus que des notes au public. Le pari est globalement réussi, mais difficile de ne pas commencer par le rôle-titre tenu ici par Elena Guseva, formidable de bout en bout. La voix ronde de la soprano s’associe à une belle projection pour un rendu intense. Scéniquement, le jeu complète le chant avec le même talent, faisant de ce personnage un être dont les yeux ont du mal à se détourner. Face à elle, le trio princier ne démérite pas : Evez Abdulla est un prince Nikita profond, ferme et solide, capable d’excès de colère et de fureur terriblement convaincants, tout autant que la scène de folie qui le conduit à la mort. Déclinant une impressionnante palette de (res)sentiments, la voix est aussi solide que le personnage dépeint. Son épouse, la princesse Eupraxie, est portée par Xenia Vyaznikova et son mezzo chaleureux et tranchant qui colle au caractère jaloux et froid lorsqu’elle tue sa rivale. Femme blessée mais femme forte, passant d’une tentative de suicide (durant le début imaginé par le metteur en scène) au meurtre, elle finit meurtrie mais haineuse, toujours dangereuse. Leur fils, le prince Youri, est quant à lui interprété par Migran Agadzhanyan, le ténor offrant une voix claire et un jeu très convaincant, d’autant plus qu’il est à la limite du double jeu ou de la schizophrénie avec ses apparitions enfantines en plus de celles plus matures.


Elena Guseva (Kouma) et Evez Abdulla (Prince Nikita) ; © Stofleth

Vasily Efimov (Païssi), Evgeny Solodovnikov (Kitchiga) et
Piotr Micinski (Mamyrov) ; © Stofleth

Véritable personnage central et quasi omniprésent dans la vision d’Andriy Zholdak, Piotr Micinski est ici le terrible manipulateur Mamyrov. Le jeu est exemplaire, lubrique sans sombrer dans l’excès, sombre mais sans jamais se salir les mains (sauf lorsqu’il tue les jeunes femmes en lieu et place de sa danse, jeunes femmes qui se relèvent avant de mourir à nouveau, puis de se relever…). Envahissant sans jamais lasser, il donne vie au spectacle en y semant la mort. Vocalement, il peut parfois être un peu terne, surtout vis-à-vis de ses collègues, mais rien qui gêne l’homogénéité de l’ensemble. Outre ces cinq protagonistes, la foule de personnages plus ou moins secondaires méritent aussi des éloges, comme Nenila, sœur au décolleté plongeant et au soutien-gorge pailleté mais à la voix de mezzo profonde et ambrée, ou bien l’Ivan Jouran d’Oleg Budaratsky, le Païssi de Vasily Efimov, ou encore à l’ensemble des autres nombreux rôles.

Il ne faut pas non plus oublier de saluer les Chœurs de l’Opéra national de Lyon, toujours en coulisse mais magnifiquement présents vocalement parlant, ainsi que l’Orchestre, brillant, sous la direction fabuleuse de Daniele Rustioni, extrêmement attentif à ses pupitres et à la scène, rendant toute sa vie à la partition de Tchaïkovski, toute sa splendeur, ses couleurs, ses nuances, sa violence et sa douceur.

Une redécouverte magnifique musicalement parlant, d’une grande réussite vocalement et dans la fosse, mais la réaction du public, applaudissant le chef et les chanteurs mais réservant des sifflets au metteur en scène, traduit un problème dans le travail de mise en scène. Andriy Zholdak ne reste d’ailleurs pas : à peine son salut passé repart-il en coulisses pour ne plus réapparaître. Pour autant, on ne peut pas dire avoir passé une mauvaise soirée, loin de là. Dommage donc que la deuxième représentation de ce soir soit annulée en raison d'une grève...

Elodie Martinez

L'Enchanteresse à l'Opéra national de Lyon, jusqu'au 31 mars.

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