Le Balcon inaugure son premier Festival, à l'Athénée avec Jakob Lenz
Élève de Kant, ami de Goethe, contemporain de Mozart, le dramaturge allemand Jakob Michael Reinhold Lenz (1751-1792) est l'un des plus impressionnants représentants du courant "Sturm und Drang" (Tempête et Passion) dont la fougue a inspiré le romantisme européen mais a aussi conservé sa puissance à travers les siècles. Preuve en est dans le seul genre de l'opéra, Jakob Lenz est associé à trois moments capitaux pour la modernité lyrique : l'opéra créé par Wolfgang Rihm en 1979 le choisit pour (anti-)héros, Les Soldats (1965) de Zimmermann s'appuient sur un drame éponyme écrit par Jakob Lenz en 1776, enfin (lien indirect mais prégnant) l'opéra Wozzeck de Berg s'inspire de la pièce de Georg Büchner, lui-même profondément marqué par la figure de Lenz (auquel il consacrera une nouvelle). À noter également que la compositrice Michèle Reverdy (qui vient de créer Le Cosmicomiche à Toulon) a composé en 1990 un opéra sur Le Précepteur de Jakob Lenz.
Le chef-d'œuvre de Rihm vient prolonger à l'Athénée l'édition 2019 du Festival Présences qui lui était consacrée mais proposait peu de concerts vocaux. Rihm étant né en 1952 (à Karlsruhe, ville d'opéra), il n'a que 25 ans lorsqu'il compose Jakob Lenz, un âge qui correspond tout à fait à l'esprit des jeunes génies romantiques Sturm und Drang, et qui s'incarne dans la partition par une fougue débridée mais extrêmement savante en références classiques, sciences des timbres et des couleurs, d'autant qu'elle est portée par un jeune ensemble de jeunes artistes : Le Balcon.
L'accompagnement est plutôt une symphonie de chambre (voire plusieurs, successives et même simultanées) à elle seule. L'ensemble s'apparente à un Concerto pour trio de violoncelles, tant les trois instruments à cordes emportent les onze musiciens formant un orchestre de chambre. Les violoncelles démultiplient les effets et forment ainsi les différentes facettes de la partition (du pizzicato claqué au feulement d'archet, des stases striées aux glissés démesurés). Leur premier soutien est le clavecin dont la présence paraît a priori étonnante pour un orchestre moderne mais qui est utilisé dans l'esprit syncrétique de cette œuvre : pour accompagner des réminiscences de récitatifs comme pour ponctuer la partition d'effets bruitistes. L'ensemble de cet orchestre placé de part et d'autre sur le plateau sait passer du Lied chambriste à des effets de cabaret, avec une tendance naturelle à monter vers d'immenses crescendi (qui gardent leur texture sonore mais dont le volume est indéniablement douloureux pour les premiers rangs). D'autant que le chef Maxime Pascal déploie sans jamais faiblir une intensité de gestes qui confinent à la violence (même, paradoxalement, dans leur immense souplesse pour les passages plus amples).
Les six choristes (deux sopranos, deux mezzos et deux basses) rajoutent à la palette d'effets et de cohérence, depuis le murmure jusqu'aux stases spatiales, en passant par d'amples accords et des chorals luthériens d'où se dégagent des voix lyriques (l'aigu glorieux de Léa Trommenschlager notamment -bien connue de nos pages- ainsi que l'autre soprano, Parveen Savart qui envoûte Jakob Lenz en lui tournant autour d'un chant suave). Un trio d'enfants angéliques vient ouvrir la voie de la rédemption (et rappeler une autre référence classique : La Flûte enchantée de Mozart), par des voix douces et travaillées (mais hélas sans aucune indication d'acteur et deux déplacements d'un point A vers un point B).
Vincent Vantyghem affronte le rôle terriblement éprouvant de Jakob Lenz. Si l'œuvre ne dure qu'1h15, le rôle-titre est constamment présent et chante de manière presqu'ininterrompue dans un registre dramatique wagnérien mais qui convoque aussi jusqu'au suraigu en voix de tête. Les très nombreux défauts vocaux (aigu très serré et non couverts, manque de liant et de souffle dans les phrasés) ne font donc pas oublier tout le travail effectué pour chanter (par cœur, comme ses deux collègues solistes) d'une voix bien placée dans le médium, très à l'aise pour la chanson à boire qui balaye des registres et batteries de notes. Sa concentration et une certaine inquiétude ne sont d'ailleurs pas inadaptées au caractère terrifié du personnage.
Damien Pass incarne Oberlin tel un Méphisto pour le héros. Sa voix enracinée déploie un volume profond jusqu'au seuil des notes les plus graves, mais la ligne se resserre un peu en vibrato dans le medium. C'est pourtant Oberlin (un pasteur) qui est logiquement censé représenter le réconfort pour Jakob tandis que le personnage nommé Kaufmann est maléfique. Les caractères sont ici inversés mais, campés avec un important investissement, ils convainquent visiblement la salle et permettent de rappeler la duplicité de tout caractère et opus complexe. Michael Smallwood chante donc un Kaufmann à la voix pincée tirant vers l'aigu, soutenu mais surtout soulevé. Le tempérament est certes affermi par un allemand à l'accent bien plus anglo que saxon, mais l'interprète sait se mettre toujours aux côtés du héros, renforçant l'assise de sa voix à travers les registres, supportant même (alors qu'il est ténor) les harmoniques pour ses deux collègues (barytons) dans les ensembles.
Entre deux stases d'errance sur un plateau à trois petits niveaux mais d'une grande longueur (du fond de scène jusqu'à l'avancée de la fosse recouverte, au point que le chef dirige ici depuis le premier rang des spectateurs), les personnages se plantent côte à côte face au public, le seul positionnement différent est réservé au héros qui va par deux fois se coller au mur du fond, dos au public, tel un enfant puni. Les choristes passent l'essentiel de leur temps assis sur scène. Pour dépeindre les délires du génie maudit, l'artiste dénommé Nieto qui est crédité de la mise en scène semble donc surtout s'être concentré sur ses créations vidéos, projetées sur les quatre niveaux de voiles dessinant la profondeur du plateau (répondant aux trois niveaux verticaux, hauts comme trois marches). Des vidéos à l'image de cette œuvre musicale, qui repeignent de somptueux tableaux classiques par des motifs envoûtants, comme la partition recompose des musiques classiques, populaires et modernes.
Le public fait un triomphe au Balcon et à cet opus décidément mémorable : programmé à Nuremberg en juin prochain dans une mise en scène de Tilman Knabe, Jakob Lenz dans la mise en scène d'Andrea Breth sera (après Stuttgart en 2014, La Monnaie en 2015 et Berlin en 2017) à l'affiche du prochain Festival d'Aix-en-Provence (réservations).