À Copenhague, Roi et Maréchal sous la baguette souveraine de Michael Schønwandt

Xl__y4q0609d © Miklos Szabo

Roi et Maréchal, de Peter Heise, ça vous dit quelque chose ? Même le Trivial Pursuit français ne s’y est pas risqué (c’est dire !), et pour cause : le compositeur a eu peu l’occasion de s’exporter en dehors du Danemark, hormis par l’intermédiaire de ses mélodies, alors qu’il fait partie du patrimoine national au pays des Lego. Cette nouvelle production de Roi et Maréchal au Royal Danish Opera de Copenhague renoue justement avec ses origines. Le second opéra de Peter Heise a en effet été créé dans la salle historique de l’institution en 1878, et le spectacle présenté aujourd’hui est (presque) entièrement « made in Denmark ». Outre la compagnie de chanteurs du Kongelige Teater, ses anciens directeurs artistique (Kasper Holten, devenu par la suite directeur de l’opéra à Covent Garden jusqu’en 2017) et musical (Michael Schønwandt, actuellement chef principal de l’Opéra Orchestre national Montpellier) collaborent dans une osmose porteuse de sens.


Roi et Maréchal, Opéra royal du Danemark ; © Miklos Szabo

Roi et Maréchal, Opéra royal du Danemark; © Miklos Szabo

Les inspirations de Peter Heise frappent par leurs étendues germaniques, de l’élégante simplicité de Schubert (où rien n'est à enlever), à la pâte malléable de Brahms, en passant par l'immersion dans la portée d'un jeu de rôle wagnérien. Les accents folkloriques tapissent çà et là les transitions avec une sincérité sans fioritures, tandis que le pastiche de cour bourgeonne à intervalles réguliers. Il faut dire que le chef s’y prend de la meilleure façon qui soit. Lui qui a déjà enregistré l’œuvre avec le Danish National Symphony Orchestra en 1993, porte un Royal Danish Orchestra en majesté. Sa lecture de la guerre psychologique que livre le Maréchal Stig au Roi Erik prend forme en une guerre organique, faite de tranchées de son, qu’une masse informe et continue va parcourir tout au long des quatre actes. La synthèse de l’homme, de la nature et de sa nature, grossit le trait d’un romantisme décomplexé et passionnant à base de basses adipeuses et de solos de clarinette suppliants. Le coup d’état que le Maréchal va perpétrer s’annonce dès le début en un environnement musical marécageux, dans lequel va s’enliser le Roi Erik. La balance de la justice a choisi le côté obscur, un poids sombre fait bloc en violence percussive. Et le maestro Michael Schønwandt joue le jugement quasi-divin d’un monarque perdu par ses frasques sans lendemain.

La mise en scène de Kasper Holten et Amy Lane dépeint les deux philosophies symbolisées par le Roi et le Maréchal. Le superficiel Erik vit dans un monde de fantasmes, alors que le rationnel Stig existe dans une réalité dont il a pleine conscience. La scénographie de Philipp Fürhofer en panneaux amovibles à deux faces (des tableaux d’un côté, du béton armé de l’autre) rejoint efficacement les intentions artistiques dans la première partie, mais les idées s’étiolent après l’entracte. Le mouvement des blocs apparaît en premier lieu comme une mécanique géopolitique, mais les décors sont assemblés jusqu’à l’usure selon tous les angles possibles, nuisant ainsi à la cohérence du récit. Si le Roi Erik doit affronter ses démons pour avoir séduit la femme du Maréchal en l’absence de ce dernier, la cohabitation de l’univers peint et de l’univers béton n’est plus suffisante pour convaincre : la spatialité ne se mesure plus à la cartographie mentale. Heureusement, le théâtre de l'incarnation (dans des somptueux costumes d'Anja Vang Kragh, dont on ne comprendra cependant pas le mélange d'époques du Moyen-Âge aux années 1990) compense ce point mort créatif des troisième et quatrième acte.


Roi et Maréchal, Opéra royal du Danemark ; © Miklos Szabo

Les chanteurs des deux rôles-titres brûlent les planches et font forte impression aux côtés d'un Chœur haletant et inondant le public de bonheur musical. Peter Lodahl possède une projection facile et des teintes vocales claires, en totale phase avec son personnage de Roi inexpérimenté de la vie en société. Johan Reuter, qui avait brillé dans De la maison des morts à Londres l'an dernier, sort le grand jeu en Maréchal : la rage, la rigueur et l'autorité s'entrechoquent au sein d'une voix à la poigne éblouissante. La difficulté immanente à la partition est dans la durée ; le ténor et le baryton n'échappent pas à une légère baisse de régime (en particulier dans les aigus) vers la fin de l'ouvrage, mais cette faiblesse trouve un retentissement à la condition des deux personnages. La soprane Sine Bundgaard (Ingeborg) et le ténor Gert Henning-Jensen (Rane) sont fabuleux de bout en bout. Elle, épicentre de forces telluriques, prend son rôle de nouvelle reine très au sérieux, avec volupté et densité. Lui, conseiller du Roi et traître grandioses, se hisse en navire vocal insubmersible et expansif, à l'orientation sans cesse nourrie. On reste un peu sur sa faim avec l'Aase de Sofie Elkjær Jensen : en dépit d'un timbre très appréciable, elle propose des vocalises légèrement branlantes qui ne retombent pas toujours sur leurs pattes, et une palette de nuances trop faible.

On espère que le voyage de ce Drot og Marsk ne s'arrêtera pas en si bon chemin. Non loin de l'Atlantique ou de la Méditerranée, il aurait largement sa place aussi...

Thibault Vicq
(Copenhague, le 23 mars 2019)

Roi et Maréchal (Drot og Marsk), de Peter Heise, jusqu’au 25 mai 2019 à l’Opéra royal du Danemark (Copenhague)

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