« Vies et Destins », tel est le titre du festival que l'Opéra de Lyon donne chaque année au printemps. Un titre à l'image de la production-phare de cet événement, la première française de L’Enchanteresse de Tchaïkovski : il pourra y être question de tout, et surtout de pas grand-chose. Pourtant, le casting est exemplaire et les musiciens rendent habilement justice à une partition faussement accessible. Mais Andrij Zholdak, autoproclamé théoricien du théâtre, n'articule ces talents que dans un verbiage fumeux et déroutant, multipliant les apparitions aléatoires d'éléments symboliques. Soucieux d'ouvrir un nombre incalculable de pistes en prenant bien soin de n’en approfondir aucune, il se cramponne, comme pour compenser, à des idées fixes dont on devine mal l'intérêt. Sur scène, les problèmes techniques se multiplient, témoins d'un processus de répétitions chaotique.

Quatre éléments de décor mobiles constituent la scénographie : une église (magnifiquement éclairée), l'auberge de Nastassia, une chambre, et le salon du prince gouverneur. Zholdak s'y propose de « croiser les durées », entre passé et présent. Dans la (trop) longue introduction vidéo, le prêtre Mamyrov traîne sur un site de rencontres. Il évoluera ensuite sur scène affublé d'un casque de réalité virtuelle qu'il ne quittera que rarement, observant l'action de son regard trop insistant. Fantasme, onirisme : Zholdak grossit le trait jusqu'à la nausée, fait ramper des servants par terre pour mieux dénoncer les inégalités sociales (« tic » de mise en scène qui prêtera à sourire au bout de sa dixième utilisation), charge l'espace de jeunes filles avec katanas tout droit sorties de Kill Bill, ajoute un match de tennis, des coups de feu (et la mère « tuée » se relevèra tranquillement pour chanter son air), avec une admirable détermination à ôter tout enjeu aux moments clés de l'œuvre (l'enterrement du prince Youri est mis en parallèle avec une scène de tennis). Zholdak remise le chœur en coulisses, lui refusant son indéniable importance dramatique, et affuble le prince Youri d'un costume bling-bling digne d'un mauvais clip de Bollywood : tout se passe comme si le metteur en scène prenait l'œuvre à contre-courant, combattant son intérêt et sa beauté avec la trivialité et le mauvais goût le plus grotesque. Le problème n'est pas que tout est raté mais que tout est tenté, sans le moindre souci de cohérence.

C'est tellement dommage ! Car rarement l'Opéra de Lyon aura accueilli plateau vocal si exemplaire et surtout si homogène. Il n'y a rien à redire au moindre des rôles secondaires, et certains passages sont électrisants – si on les écoute les yeux fermés. Fort applaudie, la mère du prince, interprétée par Ksenia Vyaznikova, décroche la palme, nous offrant un aria vertigineux à l'acte IV, au timbre dur comme la pierre. Distinguons également Migran Agadzhanyan, ténor idéal en prince Youri, et le fameux clerc pervers porté par la voix de Piotr Micinski, au focus impeccable. Dans le rôle-titre, Elena Guseva nourrit sa voix d'une copieuse chaleur, qu'elle contrebalance avec une clarté et une homogénéité de vibrato fort agréable. N'oublions pas non plus Evez Abdulla (Nikita Kurlyatev), l'un des seuls à tirer scéniquement son épingle du jeu par son jeu d'acteur et sa stature, et rendons hommage à la cohorte de rôles secondaires qu'il faudrait tous citer, mais dont nous retiendrons Christophe Poncet de Solages et Clémence Poussin (déjà remarquée dans la géniale Heure espagnole cette même année), interprétant deux amis de l'aubergiste.

Il ne reste qu'à féliciter l'Orchestre de l'Opéra de Lyon qui continue son ascension, production après production, porté par l'attentif Daniele Rustioni. Les cordes surtout sont riches, luxuriantes même. Tchaïkovski masque sous de trop évidents épisodes de fanfare une tension permanente que Rustioni entretient de la première à la dernière minute.

L'Opéra de Lyon s'est fait depuis longtemps le chantre de toutes les avant-gardes, et ce positionnement s'avère souvent payant. Mais les huées qui ont accueilli la première doivent rappeler aux metteurs en scène que le public n'est pas toujours dupe. Ce soir, les amoureux de musique ont été comblés : pour les amateurs d'opéra, il faudra attendre la prochaine production.

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