Opéra de Lyon : L’Enchanteresse de Tchaïkovski sent le soufre

- Publié le 25 mars 2019 à 18:46
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Créé en 1887 à Saint-Petersbourg, l'ouvrage est représenté pour la première fois en France, dans une régie de l'iconoclaste metteur en scène ukrainien Andriy Zholdak.

Trois opéras pour le festival « Vies et Destins » : un spectacle autour de Didon et Enée, Le Retour d’Ulysse et, surtout, la méconnue et méjugée Enchanteresse de Tchaïkovski, histoire de l’irrésistible aubergiste Nastassia. Tellement irrésistible qu’elle affole un prince… et son fils, dont elle est éprise et qui a tôt fait de succomber alors qu’il vient venger sa mère. Celle-ci empoisonnera sa rivale, provoquant un horrible dénouement : fou de jalousie, le prince tue son fils, sombre dans la démence.

Tout cela se passe près du Nijni Novgorod médiéval. L’iconoclaste metteur en scène ukrainien Andriy Zholdak n’en a cure. Tout ne gravite plus autour de Nastassia, comme chez Tchaïkovski, mais du clerc Marymov, exécuteur des basses œuvres du prince, ici omniprésent prêtre catholique salace et voyeur, porté sur la chair fraîche, qui tire les ficelles d’une histoire d’adultère dans la bourgeoisie d’argent. Le drame passionnel se mue en charge contre la soif de pouvoir d’une église diabolique, pervertie et perverse, aux méthodes dignes des plus basses polices. En une parabole sur les ravages de l’éros aussi, auxquels personne n’échappe, et les voies tortueuses de la manipulation sexuelle. Le décor mobile représente une chambre, une chapelle, l’auberge et un intérieur cossu. On pense à Tcherniakov, mais Zholdak, s’il détourne l’histoire, la raconte encore. La sulfureuse production fascine par son invention, son rythme, sa virtuosité, sa mise à distance de l’insoutenable par la dérision – la tragédie est parfois plus grotesque que sublime.

Pas un instant le plus long sans doute des opéras de Tchaïkovski ne paraît traîner. Cela tient aussi à la direction haletante de Daniele Rustioni, qui empoigne l’œuvre – quitte à rester assez brut. Remarquable plateau, à commencer par la Nastassia irradiante d’Elena Guseva, grand soprano lyrique à la voix chaude et ronde, impeccablement conduite. Le superbe Prince Nikita d’Evez Abdulla, au timbre mordant, sertit ses fureurs dans une ligne jamais débraillée, alors que son fils Youri, gros poupon à sa maman avant de s’initier à l’amour et à la vie, trouve en Migran Agadzhanyan un interprète solide et sonore. Même si ses registres peuvent se dessouder, la Princesse de Ksenia Vyaznikova impressionne par les éclats de sa rage jalouse. Et le Mamyrov de Piotr Micinski, avec son casque de réalité virtuelle, est formidable de présence malsaine… et vocalement magnifique. Il y a beaucoup de rôles secondaires : ils sont parfaits. Merci à Lyon d’avoir révélé L’Enchanteresse au public français… plus de cent trente ans après sa création en 1887.

Didier Van Moere

L’Enchanteresse de Tchaïkovski. Lyon, Opéra, le 22 mars.

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