Opéra du Rhin : la passion Beatrix

- Publié le 23 mars 2019 à 19:19
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Violée par son père, condamnée à mort, Beatrix Cenci est l'héroïne tragique du troisième ouvrage lyrique d'Alberto Ginastera, qui n'avait jamais été représenté en France. C'est désormais chose - bien - faite, grâce à l'Opéra du Rhin.

Il aura donc fallu attendre plus de quatre décennies pour enfin voir sur une scène française la Beatrix Cenci d’Alberto Ginastera, créée à Washington en 1971. On s’en étonne, si puissante est la force de frappe de cet ouvrage concis (à peine une heure et demie), coulé dans un idiome musical qui allie l’atonalité de l’école de Vienne à un lyrisme qu’on croirait par instants hérité de Puccini.

Le livret (en espagnol, d’après Stendhal et Percy Shelley), s’inspire du destin d’une jeune femme appartenant à la noblesse romaine du seicento, violée par son père et condamnée à mort pour l’assassinat de celui-ci – un thème fécond dans tous les domaines artistiques depuis la Renaissance. Les scènes d’action alternent avec des monologues au cours desquels les personnages prennent le temps de philosopher, propices à l’épanouissement des grandes lignes qu’offre une écriture vocale tendue mais jamais aride.

Leticia de Altamirano se consume dans le rôle-titre, sans que les grands écarts expressionnistes auxquels elle est soumise compromettent les délicatesses d’un soprano à la fois charnu et dardé. Elle affronte l’horrible Comte Cenci de Gezim Myshketa, baryton abyssal et tranchant, lovant sa morgue effroyable dans un sombre manteau de legato. Font aussi face à ce géniteur indigne son épouse maltraitée – Lucrecia, à laquelle Ezgi Kutlu prête son mezzo d’airain – et ses fils – Bernardo et Giacomo, incarnés respectivement (et brillamment) par Josy Santos (rôle travesti) et Igor Mostovoi. Orsino, le lâche amoureux de Beatrix, ne lui sera en revanche d’aucun secours, malgré tout l’éclat du ténor malléable de Xavier Moreno.

Marko Letonja pétrit à mains nues une pâte orchestrale (celle d’un Philharmonique de Strasbourg exemplaire) en perpétuel mouvement, hérissée de multiples percussions et d’innombrables battements d’ailes instrumentaux. Avec, çà et là, quelques couleurs d’époque, suggérées par des danses stylisées, exaltées et finalement disloquées.

Cette sordide histoire, Mariano Pensotti n’a aucun mal à la transposer au siècle de #MeToo, faisant du Comte Cenci un riche collectionneur pour qui l’art (autre abus) est un objet de pouvoir. Dans un décor tournant facilitant la fluidité de la narration, il s’en prend à sa fille infirme et à deux de ses fils qui auraient pu contrecarrer son funeste dessein – leur mort nous apparaît par le truchement d’une vidéo fort bien léchée. A l’horreur sexuelle s’ajoute l’iniquité de la justice humaine, qui condamne Beatrix. Comme un vulgaire morceau de viande, elle finira sur une chaîne d’équarrissage, pendant qu’un chœur scande une prière latine. « Non, pas la mort ! J’ai peur de l’Enfer », s’écrira in extremis la pauvre victime. « J’y retrouverai mon père en train de se débattre dans les flammes et de me regarder, implacablement, de ses yeux fixes et morts, à jamais ! »

Beatrix Cenci de Ginastera. Strasbourg, Opéra du Rhin, le 21 mars.

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