Didon et Énée, remembered

Opéra-concept de David Marton, d’après Dido and Æneas (1689) de Henry Purcell, sur un livret de Nahum Tate et Virgile, avec des interventions musicales de Kalle Kalima et des interludes d’Erika Stucky.

Concept et mise en scène : David Marton
Composition – guitare : Kalle Kalima
Décors : Christian Friedländer
Costumes : Pola Kardum
Lumières : Henning Streck
Vidéo : Adrien Lamande
Dramaturgie : Johanna Kobusch
Chef des chœurs : Denis Comtet

Avec :

Alix Le Saux (Didon)
Guillaume Andrieux (Enée)
Claron McFadden (Belinda)
Erika Stucky (Esprit / chant / interludes)
Marie Goyette (Juno / comédienne) et Thorbjörn Björnsson (Jupiter / comédien)

Orchestre et Chœurs de l’Opéra de Lyon
Direction musicale : Pierre Bleuse

21 mars à l'Opéra de Lyon

Après Capriccio, Orphée et Eurydice, La Damnation de Faust et Don Giovanni, David Marton monte à l'Opéra de Lyon une adaptation de Didon et Énée de Purcell. Fidèle à ses habitudes, le metteur en scène hongrois détourne un certain nombre d'éléments dont la signification et la portée se déplacent vers un imaginaire poétique autant que politique. Témoin de cette mobilité sémantique, cette façon de prendre à rebours le livret en faisant de l'appel désespéré de la reine de Carthage – Remember me – le point de départ d'une quête insolite qui interroge conjointement notre mémoire et notre présent.

Dispositif d'ensemble de Christian Friedländer Guillaume Andrieux (Énée), Claron Mc Fadden (Belinda), Marie Goyette (Junon), Alix Le Saux (Didon), Thorbjörn Björnsson (Jupiter).

La partition originale du Didon et Énée de Purcell a disparu. Il ne subsiste de l'œuvre que des fragments que des copistes ont pu conserver, à l'exception d'un prologue et de plusieurs airs. En outre, cet opéra assez court (moins d'une heure) présente la particularité d'avoir été créé en 1689 par et pour des interprètes amateurs, en l'occurrence les jeunes pensionnaires de la Boarding School for Girls à Londres. On imagine aisément Purcell dirigeant lui-même du clavier, un effectif de poche tandis que les jeunes filles improvisaient des danses. À la jonction du tragique et du léger, la mise en scène de David Marton déplace à vue des lignes qu'il veut inscrire explicitement en référence avec notre actualité et le mythe antique (Cf. l'entretien : https://wanderer.legalsphere.ch/interview/david-marton-quelles-traces-restera-t-il-de-notre-temps/)

Kalle Kalima

Le concept qu'il adopte donne à l'opéra la dimension d'une œuvre-concept, un Didon et Énée, remembered qui s'octroie les interventions musicales du guitariste de jazz Kalle Kalima ainsi que la chanteuse et comédienne Erika Stucky. On navigue dans un univers fait de projections vidéos (Adrien Lamande), avec des interventions parlées-chantées qui finissent par doubler la durée de l'ouvrage initial. En marge du livret de Nahum Tate, Marton développe un réseau proliférant autour de la thématique de la trace et de l'oubli. "Remember me ! But ah ! forget my fate" lance Didon à sa suivante Belinda. Cet appel au souvenir convoque et invoque chez David Marton une manière de madeleine de Proust qui déboucherait sur une multitude de souvenirs et d'allusions. 

Les fouilles, à cour, reproduite sur l'écran

La métaphore de la recherche archéologique sert de prétexte à la résurgence d'un présent-passé remémoré en même temps que démembré. Le décor de Christian Friedländer représente d'ailleurs une immense structure à damiers abritant un terrain de fouilles. Les archéologues sont les dieux eux-mêmes, Jupiter et Junon, absents dans le livret mais omniprésents dans le fil narratif qui explique le drame qui se joue à l'Acte IV de cette Énéide de Virgile. Ce sont les dieux de l'Olympe qui présidaient au destin malheureux d'Énée fuyant Troie en flammes. Ce sont eux également qui interviennent pour qu'il abandonne Didon et mette les voiles vers l'Italie pour fonder Rome.

Marie Goyette (Junon) et Thorbjörn Björnsson (Jupiter)

Comiquement vêtus de toges et quelquefois de cothurnes, ils ne quittent pratiquement jamais la scène, filmés en direct et en gros plans dans des séquences rappelant le style des vidéastes Andreas Deinert et Jens Crull, tous deux complices des productions de Frank Castorf. L'idée de montrer deux personnages du passé – qui plus est, deux divinités en chair et en os – fouillant le sol et découvrir des artefacts modernes, pourra sembler surlignée dans ses intentions. On s'amuse en effet de cette série de découvertes présentées comme "archéologiques", d'une main de squelette tenant une souris d'ordinateur ou bien un téléphone portable qu'on essuie méticuleusement avec un pinceau, telle une tablette antique en terre cuite. Cette mise en scène du présent et du passé fait écho à l'exposition dans les espaces publics de l'Opéra de Lyon d'un "Musée du temps présent" – série de vitrines présentant des déchets de notre quotidien (nourriture en sachet, câbles informatiques, compact-discs etc.) comme des traces d'une civilisation disparue, dont on ignorerait le sens et la destination, tandis que la Didon de Cayot se perce le cœur sur son bûcher.

Ces objets sont perçus comme les éléments épars d'une trame narrative qui forme avec l'écrin sonore et musical, une suite d'objets (littéralement) trouvés. Ce collage bruitiste et mélodique, s'invite dans la musique de Purcell et se mêle aux images. Cette irruption incongrue ajoute au sentiment du disjoint et du fragmentaire, comme dans l'écriture d'un Emmanuel Hocquart ou Anne-Marie Albiach, lorsque les éléments de texte émergent à la surface d'une page que le blanc aurait quasiment envahi. Ce que David Marton raconte dans son concept, c'est au-delà d'une jonction et d'une correspondance des époques, l'importance de l'oubli comme condition vitale, prise dans le sens nietzschéen. Si la mémoire est nécessaire à l’individu et à la société, l'oubli permet de sélectionner les éléments qui servent véritablement la vie. L’oubli n’équivaut pas ici à une perte : c'est le sens de l'adresse de Didon à Belinda et dans un certain sens, on peut imaginer que ces derniers mots ne sont pas si désespérés qu'on pourrait croire. "Oublie mon destin" pour pouvoir continuer de vivre. La mémoire appauvrissant le vécu dans le but de le rendre plus stable, elle légitime par là même un oubli perçu comme l’enfouissement d’un souvenir, et non comme sa disparition. Les objets "mémoriels" de notre présent remontent ici à la surface, au gré des découvertes des dieux-archéologues. Ce sont des reliques du culte étrange que notre civilisation voue aux technologies et aux images, la croyance absurde en un progrès qui n'en est pas un et dont les traces, réduites à l'état de déchets dont on ignore le sens.

Quand David Marton montre un photo montage de son compatriote Viktor Orbán avec député néerlandais Geert Wilders ou bien lorsqu'il superpose l'image des navires d'Énée prenant la mer et les embarcations des migrants traversant la même Méditerranée pour tenter de rejoindre l'Europe, on glisse inconsciemment vers une lecture distanciée de notre présent et des aberrations qui y prolifèrent. La dramaturge Johanna Kobusch justifie cette démarche dans la note d'intention en écrivant à ce propos : "ici, ce n’est pas seulement le public qui regarde la scène, mais aussi – par un jeu de miroir – la scène, avec son présent et son histoire, qui regarde le public d’un regard rétrospectif, qui nous regarde". David Marton enrichit l’œuvre de Purcell par des extraits de l’Éneide qui n'ont pas été utilisés par Nahum Tate dans son livret. Ce faisant, il fait de l'opéra une métaphore politique qui laisse entrevoir, au-delà de l'histoire d'amour tragique et du suicide de Didon, le sombre destin de Carthage durant les guerres puniques et, au-delà encore, le thème universel de la perte et des conflits.

Erika Stucky

Étonnante dans un rôle entre Pythie déjantée et sorcière de dessin animé, la chanteuse Erika Stucky promène sa voix de cabaret en s'accompagnant tantôt d'un accordéon, tantôt d'une pelle qui laisse derrière elle une traînée d'harmoniques. Ces improvisations s'accordent aux suspensions de la guitare de Kalle Kalima qui donne une dimension résonante et lyrique au drame antique. Donné en coproduction avec la Ruhrtriennale, où le spectacle sera donné sur une scène plus vaste, l'encombrement des décors contraint ici à des déplacements parfois peu commodes et le recours systématique à la vidéo. Ce paramètre ajoute à l'impression d'un spectacle aussi riche que multiple, mais qui finit par buter sur ses propres limites. Les références se lisent comme un empilement vertical ou l'une chasse l'autre, sans une forme de continuité qui viendrait parcourir la soirée d'un bout à l'autre. Il faut accepter cette hétérogénéité comme le corollaire inévitable d'une pensée théâtrale qui ne prend pas le temps d'organiser un flux tendu d'inventions et de rêves.

Alix Le Saux (Didon)

Les rôles-titres pourront sembler en décalage, comme si l'opéra en tant que tel, se déroulait en parallèle de l'action théâtrale. Le chant très appliqué d'Alix Le Saux dessine une Didon à la ligne très aérienne et colorée (Ah Belinda), capable dans le dernier air de projeter une émotion palpable sans pour autant user d'effets excessifs dans le souffle et les accents. Guillaume Andrieux est un Énée juvénile, au chant droit et assuré. Son phrasé un rien corseté l'éloigne d'une caractérisation qui mériterait un impact et un volume supérieurs. Une fois négociés les aigus contondants de sa première intervention, la voix de Claron McFadden (Belinda) s'assouplit et s'équilibre, offrant une incarnation de belle facture.

Alix Le Saux (Didon) et Guillaume Andrieux (Énée)

Pierre Bleuse donne du geste – et du corps – à un remarquable Orchestre de l’Opéra de Lyon qui ne cherche pas à travestir par un jeu à l'ancienne, l'utilisation d'instruments modernes. Le chef assure la partie de violon solo dans le célèbre "When I am laid", sublime main tendue de l'interprète aux compositions de Kalle Kalima, jazzman finlandais et figure de la scène underground berlinoise, qui se glisse dans les interstices des fragments pour intervenir au débotté, dans la droite ligne d'un continuo baroque.

Claron Mc Fadden (Belinda) et Alix Le Saux (Didon), Thorbjörn Björnsson (Jupiter) et Marie Goyette (Junon)

 

 

Avatar photo
David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.
Article précédentFuries infernales
Article suivantAu-delà du masque et du miroir

Autres articles

2 Commentaires

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire !
S'il vous plaît entrez votre nom ici