Chroniques

par françois cavaillès

Die Entführung aus dem Serail | L’enlèvement au sérail
opéra de Wolfgang Amadeus Mozart

Opéra de Monte-Carlo
- 24 mars 2019
À Monte-Carlo, Dieter Kaegi signe la mise en scène de L'enlèvement au sérail
© alain hanel

Alors que la gare de la principauté est fermée, ainsi que la grande majorité des routes environnantes, en ce dimanche de visite du président chinois Xi Jinping, quelle Ouverture, dans le tumulte des cuivres et de passagers huppés sur l’heure d’un grand départ ! C’est l’Orient Express en partance Salle Garnier, L’enlèvement au sérail, l’apogée du Singspiel mozartien (création à Vienne en 1782) ici remise en circulation, dans une mise en scène ferroviaire que signe Dieter Kaegi [lire nos chroniques du 30 septembre 2009, du 24 février 2012, du 24 janvier 2014 et du 27 mai 2018].

En effet, pour l’essentiel des deux heures du spectacle, l’espace scénique est barré par une voiture de la Compagnie internationale des wagons-lits, élément central d’élégants petits défilés de costumes luxueux, au bon goût des Années folles, par Francis O’Connor, également auteur de la classieuse scénographie art déco dans des tons cuivre, bordeaux et bleu royal. La galerie des personnages a trois niveaux : dans le train, surtout, mais aussi au-dessus et à quai. Par d’habiles et plaisantes incrustations vidéo de Gabriel Grinda, les paysages vus par des fenêtres permettent, eux aussi, d’éviter un huis-clos trop irrespirable. À la place de la drôle d’épopée dans un harem – la turquerie tramée par le livret original plutôt rigouillard de Johann Gottlieb Stephanie Le Jeune (1741-1800) –, l’histoire d’amour est épaissie au cours de ce long voyage exotique qui pouvait servir aux couples à faire le point. Dévalués, le gardien Osmin et son prisonnier Pedrillo sont des contrôleurs, tandis que la détenue Blonde travaille aussi au service de la Compagnie, comme soubrette. L’enjeu réside plutôt dans la relation entre le pacha Selim et sa captive Konstanze. Ils s’aiment, leur couple bourgeois bat de l’aile, une conjugale corde au cou ressemblerait même au nœud de l’intrigue.

Les jeux sont faits au deuxième acte, à l’enchaînement des deux grands airs de Konstanze. Traurigkeit ward mir zum Lose voit la belle courtisane, enrobée de velours émeraude, descendre seule au bord du train vide lors d’une escale de nuit – joli contraste de lumières avec les lueurs ambrées des lampes à bord, par Roberto Venturi. Puis elle s’assoit sur un banc, à côté d’un endormi. Dans ce tableau d’une tristesse touchante, jusque dans le bel écho des cuivres (plus favorisés par l’acoustique que les cordes), ouvert comme la porte du wagon où se croisent ses deux rivaux, baigne l’émission langoureuse du soprano Rebecca Nelsen. Le train repart, cette fois merveilleux grâce au prélude du majestueux Martern aller Arten et la jeune Téxane, bonne actrice comme son partenaire Bernhard Bettermann (Selim), s’enflamme, s’envole, irradie de beauté en captive du mensonge, combattant pour la vérité. Le wagon a pivoté ; il apparaît presque de face, filant à travers un fond de tunnel impressionnant. Force intelligente, vigueur amoureuse et rage de bonheur, ce passage illuminé par la cantatrice rafle toutes les faveurs de L’enlèvement.

Dans la fosse, l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo fait de l’ostinato son maître mot, à l’aise alors dans le jeu si particulier dessiné par un compositeur de vingt-six ans déjà plein de savoir-faire, mais surtout débordant d’appétit, d’humour et de plaisir. Ainsi le génial opéra de jeunesse semble-t-il parfois bâti au marteau-piqueur. La baguette de Patrick Davin ne se prive pas de trouver le bon tempo, percutant alla turca, pour soigner les meilleurs effets comiques, dans les explosions de l’Ouverture, les transports des cordes au trio Marsch, marsch, marsch ou, pour accompagner les plus beaux airs d’Osmin, la vélocité subtile (Solche hergelaufne Laffen) et la danse parfaitement joyeuse (O, wie will ich triumphieren). À ce propos, la filouterie du gros geôlier manque un peu, mais le baryton-basse du wagnérien Albert Pesendorfer a heureusement l’épaisseur suave du beurre de cacahuètes [lire nos chroniques des 13 et 17 avril 2017]. Le gage de sérénité délivré au final vaut pour toute la durée du trajet, de la part de l’ensemble de la distribution. Très bon comédien comme d’accoutumée, mais encore émouvant, le ténor Cyrille Dubois prête beaucoup de galanterie à Belmonte, d’un chant séduisant, peut-être idéal pour les mélodies françaises, d’une qualité encore perfectible dans le Lied. Si la vie sentimentale semble plus dure qu’en 1782 (Mozart allait ravir sa Constance), les rôles, revus dans une représentation moderne de la quête d’amour (aujourd’hui sans illusion, même en train), paraissent un peu trop typés, à l’instar de Pedrillo en jouvenceau simple, presque naïf, voire fade, quoique bien servi par le ténor facile et élancé de Brenton Ryan. Toutefois, le grand frisson peut survenir, sous les frais et sémillants attraits du soprano Jodie Devos (Blonde) [lire nos chroniques du Chalet, Le timbre d‘argent, Pygmalion, Die Zauberflöte et Le nozze di Figaro].

Quand les ensembles sont constitués, et le moteur ralenti – à l’exception du Chœur maison des janissaires, aussi juste que pugnace –, voici que les troubles du manque et du doute agitent l’âme avec délice. L’esprit déraille bel et bien, avec le quatuor qui clôt l’Acte II par des modulations douces et excitantes comme du champagne, mais sans complètement s’enfuir. Au terminus, on rejoint, éclairé, la noble raison de Selim : « quand on ne peut pas gagner quelqu’un par la bonté, il faut s’en séparer » (« Wen man durch Wohltun nicht für sich gewinnen kann, den muss man sich vom Halse schaffen »). Dans la liesse conclusive, il peut même y avoir une finalité philosophique visant aux plus hautes idées humanistes contemporaines de l’œuvre, par exemple celle-ci : « Que la bienfaisance – le besoin de faire le bien – soit le chaînon manquant de la politique à la métaphysique témoigne de l’optimisme du penseur quant à la nature humaine » (David Sorkin, à propos de Moses Mendelssohn et son grand ouvrage Jerusalem oder Über religiöse Macht und Judenthum, publié en 1783).

FC