Pour sa première production à l’Opéra de Bordeaux, Olivier Py n’a pas échappé à quelques huées. Son goût du cabaret, des corps nus et des décors noirs ne plaît pas à tout le monde… Voilà qui s’accorde pourtant bien avec Manon ! Le personnage éponyme de l’opéra de Massenet évolue dans des milieux louches, entre prostitution et établissements de jeux. Sa liaison avec Des Grieux n’a rien d’idyllique et le rôle-titre frôle la perversion narcissique : séduite par le chevalier, Manon l’aime avant tout pour l’amour qu’il lui porte. Elle ne revient vers lui qu’en apprenant son imminente carrière ecclésiastique… Défiant Dieu au jeu de l’amour, la jeune femme en paiera le prix au jeu du hasard : rattrapée par la police après gagné un peu trop d’argent aux cartes, elle rendra son dernier soupir sur la route de la déportation, dans les bras de celui qui l’adorait sans réserve.

Olivier Py souligne la personnalité complexe de Manon en plaçant le personnage dans un écrin glauque sans être vulgaire, fait d’habiles décors coulissants ; débarquant dans un hôtel-bordel plus ou moins tenu par son cousin Lescaut, l’héroïne est vite entourée de personnages masculins tous plus insistants et repoussants les uns que les autres, qui viennent lui conter fleurette le pantalon aux chevilles. Si cela produit une impression oppressante en cette ère post-metoo, rien de plus normal : tout ceci suit le livret, tiré du roman de l’abbé Prévost qui avait déjà fait scandale en son temps. Pour accentuer le malaise, Py va jusqu’à transformer le spectateur en coupable potentiel, voyeur parmi les bourgeois au premier acte : « il faut tout voir, pour nous c’est un devoir », chante le chœur dans le parterre illuminé.

Py appuie avec justesse sur les points sensibles… avant d’en faire trop après l’entracte. La chorégraphie qui se tient derrière le quasi-abbé Des Grieux à Saint-Sulpice est trop ridiculement lascive pour incarner une tentation crédible. Et la simili-partouze que des figurants presque nus proposent pendant une bonne partie de l’acte IV encombre inutilement la scène. En généralisant les porte-jarretelles et les seins nus, Py finit par banaliser les pulsions qui sous-tendent l’ouvrage. Dommage ! Car le metteur en scène avait joliment souligné, à l’inverse, la quête d’absolu de Des Grieux : filant la métaphore du ciel étoilé et de la morale kantienne citée en exergue, Py propose une très belle scène du coup de foudre nocturne, avant de saisir l’essence de l’amour dans une boule à facettes que Manon caresse mélancoliquement au deuxième acte – non sans rappeler Le Dictateur chaplinien et son globe terrestre. Ce même ciel étoilé apportera un superbe point final à l’ouvrage, gravant à jamais le nom de Manon dans le cœur de Des Grieux.

Le duo de personnages principaux est la réussite majeure de l’ouvrage. Et dire qu’il s’agit d’une double prise de rôles ! Nadine Sierra apporte à Manon un timbre chaud et agile, très homogène, un peu discret dans les graves mais rayonnant dans les aigus. La soprano américaine fait montre d’une élocution irréprochable dans cet opéra-comique aux nombreuses répliques parlées et son jeu trouve un très juste milieu : les vocalises virtuoses paraissent faciles et éclatent en cascades, reflétant la joie de vivre de la jeune héroïne ; quant aux airs tendres, ils sont servis par un vibrato palpitant, au bord du sanglot. Son « Adieu, notre petite table » est l’un des passages les plus bouleversants de l’œuvre… avec l’époustouflant « Ah ! Fuyez, douce image » de Des Grieux. Benjamin Bernheim tourne la partition en démonstration de ténor français : prononciation idéale différenciant les moindres inflexions de la langue, aigus surpuissants, voix de tête parfaitement portée… Voilà tout simplement une des plus riches palettes vocales jamais entendues dans ce rôle !

Le reste de la production est éclipsé par le duo : le timbre d’Alexandre Duhamel manque d’intensité en Lescaut, Damien Bigourdan fait un Guillot de Mortfontaine à l’émission inégale, Laurent Alvaro un Comte des Grieux à l’intonation fatiguée. On retiendra davantage le Brétigny de Philippe Estèphe, à la voix concentrée et joliment projetée, ou le trio des courtisanes (Olivia DorayAdèle CharvetMarion Lebègue), théâtralement très au point et vocalement bien accordé.

L’ensemble est malheureusement plombé par la fosse. Brassant généreusement un orchestre qui s’échappe trop souvent au-dessus du plateau, Marc Minkowski ne rend pas compte des nombreuses finesses de la partition de Massenet : toutes les nuances de timbres, de dynamiques, de phrasés, de plans sonores sont laissées au vestiaire et l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine éclate la plupart du temps en un vaste bazar – ce qui n’est pas dans ses habitudes. Sera-ce différent avec Les Musiciens du Louvre, lors de la reprise de la production à l’Opéra Comique le mois prochain ? Il faut l’espérer.

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