Dans Lady Macbeth de Mtsensk, on a beau chercher ne serait-ce qu’une goutte de bonté et de chaleur humaine, c'est peine perdue. Adapté de la nouvelle éponyme de Nikolaï Leskov, l’opéra de Chostakovitch nous montre l’homme dans toute sa crasse et sa noirceur, ne se distinguant de l’état de bête que par son égoïsme et sa cruauté.

La nouvelle mise en scène de Krzysztof Warlikowski à l'Opéra Bastille a de quoi choquer, et pour cause : le metteur en scène polonais ne fait pas les choses à moitié ; ce que disent les mots et la musique, lui le dit au centuple. Ainsi, pour renforcer l’aspect bestial des personnages, l’action des deux premiers actes se déroule dans un abattoir, avec des carcasses qui pendent au mur sous des néons aseptisés. C’est à peine si l’on ose parler de transposition tant le contexte semble à propos. L’omniprésence du sexe rend ici l’atmosphère insoutenable et tout est montré sans tabou : la scène du viol d’Aksinia, les ébats amoureux entre Katerina et Sergueï, la masturbation, la perversité, le voyeurisme... Âmes sensibles s’abstenir ! Contrairement au Macbeth de Shakespeare où seule l’avidité au pouvoir motive la folie meurtrière, c’est ici l’avidité sexuelle, en même temps que les jeux de pouvoir, qui déshumanise les personnages. À l’opposé des productions précédentes de Warlikowski, aucune trace d’érotisme ni de sensualité, ni rien qui puisse se référer au jeu sexuel : le désir est brut, sauvage, obscène, toujours mêlé de violence et de brutalité, lesquelles se retrouvent dans la crudité des échanges et de la musique. Encore un peu et l’homme en est réduit à l’état de viande : entre la carcasse sanguinolente de porc et le corps convoité, la différence paraît mince.

L’aspect psychologique vient noircir encore cette atmosphère étouffante. Le parallèle avec l’abattoir, en plus de dévoiler la marchandisation des êtres, met en exergue une autre dimension : la cruauté des personnages. Celle-ci va crescendo tout au long de l’opéra, repoussant toujours un peu plus loin la frontière de la monstruosité pour aboutir à la scène finale : Sergueï et Sonietka raillent Katerina qui, pour se venger, précipite la prostituée – et elle avec – à la noyade. Chaque protagoniste est à la fois bourreau et victime et c’est finalement la criminelle, monstre elle-même, que l’on plaint le plus, car elle est la seule à pouvoir ressentir de l’amour.

L’acte III du mariage prend le parti délibéré du burlesque, rompant avec la tension et le sérieux des deux premiers actes. La scène se change en un grand cabaret avec des numéros d'équilibristes et des circassiens, le petit Moujik lui-même devenant un show-man tout en paillettes. Dans ce cadre, Katerina et Sergueï, dépassés par les évènements, apparaissent comme des marionnettes qui font partie intégrante du spectacle. Le « Largo » initial du Quatuor n° 8 de Chostakovitch, dans sa version orchestrale, est inséré en prélude à l’acte IV du goulag. Magnifique plage de paix et de deuil, il nous replonge dans le contexte politique de la réception de Lady Macbeth de Mtsensk et vient nous rappeler le parallèle entre le personnage de Katerina et le compositeur lui-même, oppressé par le pouvoir soviétique après l’article diffamant paru dans la Pravda à propos de l’opéra, en 1936.

La distribution est finement travaillée par Warlikowski. La soprano Aušrinė Stundytė incarne une Katerina Lvovna aux cheveux courts et à l’allure de garçon, bien loin des clichés de la femme fatale, évitant ainsi toute référence connotée à l’univers de la lascivité et de la sensualité. Ses indéniables qualités théâtrales lui permettent de camper un personnage nerveux, au caractère bien trempé, à même de tenir tête aux hommes. Sur le plan vocal, la richesse de dynamiques se mêlent au jeu d’acteur pour transmettre la force psychologique et la passion dévorante de cette femme. On peut déplorer cependant une prononciation peu intelligible, sans doute sacrifiée au profit de l’expressivité.

Dmitry Ulyanov, en Boris Timofeevitch tyrannique et libidineux, impressionne par sa présence scénique. Ses mots crus blessent et humilient sa belle-fille avec un sans-gêne terrible. On arrive à le haïr, sa puissance vocale le rendant redoutable mais créant par moment un déséquilibre dans les duos avec Katerina. Si Zinovy Borissovitch n’est pas un rôle d’envergure dans l’opéra, il trouve en John Daszak une voix dont le lyrisme décalé sert brillamment l’ironie voulue par le compositeur. À l’aise dans toute la palette de la tessiture, le ténor Pavel Černoch incarne un Sergueï manipulateur, obsédé par les femmes.

Du côté de l’orchestre, la partition fourmille d’inventivité et de citations. Le chef Ingo Metzmacher fait preuve d’une compréhension profonde de la partition et sait en transmettre les grandes lignes, mais sa direction pèche par un manque de précision dans les attaques. Des pupitres de trompettes et de tubas de part et d’autre des balcons viennent multiplier les décibels, conférant ainsi aux ébats une dimension à la fois magistrale et insupportable, où l’orgie sexuelle se mue en orgie sonore.

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