Les Boréades de Rameau à l’Opéra de Dijon : la flèche enchantée

- Publié le 12 avril 2019 à 08:37
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Tandis que les scènes parisiennes boudent l'opéra baroque français, Dijon s'offrait le mois dernier la partition la plus dense et jouissive de Rameau, où triomphait Emmanuelle Haïm.

Quinze minutes après l’Ouverture, on exulte. La scène et la fosse promettent à l’unisson une grande soirée autour des Boréades, le chef-d’œuvre ultime greffé par le vieux Rameau sur un livret bancal et lâche (cinq actes pour ça ?). Barrie Kosky sait qu’il doit s’en méfier. Robert Carsen (avec des moyens luxueux à Paris en 2003), Laurent Pelly (Lyon 2004, cinq ans après son inoxydable Platée) et Laurent Laffargue (Strasbourg 2005, et déjà le Concert d’Astrée) en ont tous fait les frais : la partition géniale et foisonnante, sans doute la plus complexe de Rameau, ne suffit pas à tenir un spectacle. Leur collègue australien le fait en homme de rythme. S’il ménage des images saisissantes, c’est sans jamais figer une dramaturgie en rebond permanent, ravivée par un humour bon enfant. Il dispose à Dijon d’une distribution de haut vol – Emmanuelle de Negri dans les utilités, on croit rêver.

Mais des Boréades ne sont rien sans un orchestre magistral : l’adjectif n’est pas volé pour un Concert d’Astrée des grands jours. Qu’il est loin, le brouillon de 2005 ! Le chœur ne sacrifie ni son étoffe ni sa précision aux dispersions que lui demande régulièrement le spectacle, en le joignant aux danseurs.

Et ces six-là sont épatants. L’immense parallélépipède blanc dessiné par Katrin Lea Tag les confine à l’avant-scène ou sur les côtés, mais les chorégraphies d’Otto Pichler contournent le problème avec brio. On bondit, on parade sourire en banane, on pantomime, façon music-hall, mais toujours à l’écoute de Rameau, de ses rythmes et ses traits d’esprits. L’effervescence rigoureuse de Laura Scozzi, qui réglait les ballets pour Platée de Garnier, trouve de nombreux échos.

Barrie Kosky excelle à tirer de moyens assez modestes un maximum d’effets renouvelés. La boîte blanche (décor spectaculaire à peu de frais, qui s’ouvre, se referme, s’éclaire, se colore, se voile de pluie…) doit rester plantée là jusqu’au bout ? Il s’en servira pour finalement emprisonner Alphise et Calisis, couple uni malgré la rivalité des deux frères Boréades, mais piégé par ce mariage. Le metteur en scène lance un pied de nez à l’idéalisme maçonnique du livret, il envoie l’Amour reprendre la «  flèche enchantée  » sur laquelle reposait le dénouement.

Quand les lumières se rallument, l’enthousiasme des premiers actes est retombé d’un bon cran. On n’en peut plus de la boîte blanche, des corps roulant de droites à gauche sous l’effet du vent, et Barrie Kosky, s’il a peaufiné certaines scènes, en a bâclé d’autres, et pas les moindres. Des choristes qui se déhanchent façon soirée disco en club Lookéa, c’est un peu court pour l’air de bravoure de l’arrogant Calisis (Sébastien Droy) « Jouissons de nos beaux ans », et c’est totalement à côté de l’idée musicale. Ici, Carsen et Pelly se montraient nettement plus habiles. La tempête manque… de souffle (mais comment faire avec celle boîte blanche !), le tableau de désolation qui la suit n’impressionne guère, avec ses amas de cendres, tandis qu’à l’orchestre, Rameau décompose d’incroyables rythmes chaotiques.

Et côté fosse, le soufflé est loin de retomber. Le Concert d’Astrée, avec au premier violon le formidable David Plantier, n’a de leçon à prendre de personne dans ce répertoire : il domine avec une ampleur de respiration splendide la partition la plus piégeuse (et sans cesse) de Rameau, kaléidoscopique au possible. La vigilance permanente d’Emmanuelle Haïm et l’expérience acquise par son orchestre, année après année, dans ce répertoire, éclairent toute la fantaisie des détails de Rameau : l’oreille est captivée malgré une acoustique qui tasse la dynamique de la fosse entre mezzo piano et le mezzo forte. Les contrebasses octavient régulièrement leur ligne pour enrichir la résonance.

Hélène Guilmette se sort avec une certaine grandeur de la partie très exposée d’Alphise, personnage ingrat (à défaut de le faire évoluer en forçant le livret, Barrie Kosky change ses robes). La déclamation systématiquement énergique de Mathias Vidal gagne en présence immédiate ce qu’elle perd en agitation – la part élégiaque d’Abaris lui échappe donc. Nous rendons les armes devant Edwin Crossley-Mercer, qui en impose avec tact (Apollon et Adamas), et nous sommes à genoux devant Emmanuelle de Negri. Barrie Kosky, pour unifier la dramaturgie, lui a servi une brochette de petits rôles, réunis autour du carquois de l’Amour : un enchantement par la pulpe du timbre, l’autorité de l’accent, le relief de la vocalise. Il n’aurait pas été idiot de lui confier la grande scène « Un horizon serein », dont la partition ne dit pas à qui elle revient. A moins d’inverser les emplois, car l’Alphise de nos rêves, c’est elle.

Les Boréades de Rameau. Dijon, Opéra, le 26  mars.

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