A l’Opéra de Paris, une Lady Macbeth de Chostakovitch génialement atroce

- Publié le 9 avril 2019 à 12:51
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Lady Macbeth de Mtsensk serait-il un opéra inratable ? Troisième production à l'Opéra Bastille en trois décennies, troisième triomphe. Après André Engel (1992) et Martin Kusej (2009), c'est au tour de Krzysztof Warlikowski de frapper un grand coup, avec une vision d'une cruauté sans concession.

Boris Timofeevich n’est plus un riche paysan, il dirige un abattoir. Dans une grande pièce carrelée de blanc, les ouvriers dépècent des carcasses de porcs sous des éclairages blafards. Investissant cet univers aseptisé, le metteur en scène, lui, s’adonne à une impitoyable dissection des âmes, en particulier celle de la protagoniste, dont il montre sans détour la dépendance au sexe qui lui fera commettre par trois fois l’irréparable. Il fallait, pour assumer cette lecture, une interprète capable de s’y abandonner autant vocalement que physiquement. Ausrine Stundyte est de cette trempe, soprano tranchant comme un rasoir, d’une puissance phénoménale, s’allégeant cependant par instants en accents de petite fille pour dire son désarroi – et avec ça, un don d’actrice porté à incandescence par le sorcier Warlikowski.

Cette Katerina Ismailova s’éprend du Serguei de Pavel Cernoch, qui a beaucoup d’atouts pour jouer les Don Juan de basse-cour : aussi avantageux que son physique, le timbre se coule dans des phrasés enjôleurs où passe une morgue de macho. Il affronte le Boris Timofeevich de Dmitry Ulyanov, basse splendide qui sait muer en épanchement de fiel son flot de legato. Père la morale libidineux sur le mode « faites ce que je dis pas ce que je fais », ce dernier s’envoie en l’air avec Aksinya. Warlikowski donne à ce petit rôle une épaisseur si inédite qu’il en devient un des pivots du drame. Elle n’est plus la pauvre servante qui sort de scène une fois que Serguei l’a violée ; désormais maîtresse du patron, elle hantera de sa présence les deux premiers actes. Au III, après que Serguei et Katerina ont assassiné Boris, on comprend qu’elle s’est rapprochée du chef de la police : en dénonçant les criminels, elle tient sa vengeance. Même si elle a peu à chanter, Sofija Petrovic accomplit cette incarnation avec superbe.

Ames sensibles s’abstenir : Warlikowski montre sans filtre les ébats sexuels (l’Opéra, sur son site Internet, a pris soin de mettre en garde « les personnes non averties »). Mais pendant la fête de mariage, le spectacle se perd dans le surlignage : fallait-il vraiment vêtir les amants sanguinaires de rouge, alors que la vidéo fait couler sur les murs des flots d’hémoglobine ? Les interventions d’artistes de cirque (un des marqueurs de la grammaire warlikowskienne) s’intègrent en revanche naturellement au propos.

Avant l’acte IV, pendant que l’orchestre joue le premier mouvement du Quatuor n° 8 dans la transcription de Rudolf Barshai, une vidéo en images de synthèse, façon dessin animé tragique, montre la noyade de Katerina et de sa rivale Sonietka (à laquelle Oksana Volkova prête son beau mezzo corsé). Le praticable métallique qui servait de chambre à Katerina au début de l’opéra, se transforme en fourgon cellulaire d’où on débarque les prisonniers. Il n’en faut pas davantage à Warlikowski pour évoquer les sépulcrales ténèbres du bagne, où s’accomplit le terrible dénouement.

Au sein d’une distribution sans maillon faible, se distingue aussi le Zinovy de John Daszak, dont le ténor nasillard colle à la veulerie du mari cocu (il finira pendu à un crochet de boucher). Mention particulière, aussi, pour le Balourd miteux de Wolfgang Ablinger‑Sperrhacke, à qui Warlikowski assigne un numéro de chanteur de cabaret, pour les basses Alexander Tsymbalyuk (Chef de la police, Vieux bagnard) et Krzysztof Baczyk (un Pope, un Gardien).

Mais le grand triomphateur, finalement, pourrait bien être Ingo Metzmacher qui, comme peu d’autres avant lui, apprivoise l’acoustique de Bastille et fait sonner l’orchestre de l’Opéra avec une unicité de texture et un impact qu’on ne lui a pas toujours connus. Entre étreintes tristaniennes et apogées prodigieux, ce geste d’une réactivité permanente varie les coloris et les climats à l’infini. Et obtient, dans l’interlude du II et lors du finale, des effets de spatialisation sidérants, les cuivres étant alors placés sur les balcons latéraux : à l’atrocité d’un des drames les plus épouvantables de tout le répertoire, répond alors l’effroi sonore.

Lady Macbeth de Msensk de Chostakovitch. Paris, Opéra Bastille, le 6 avril.

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