Iréne Theorin, flamboyante Gioconda au Gran Teatre del Liceu de Barcelone

Xl_la-gioconda2 © Antoni Bofill

La Gioconda de Amilcare Ponchielli ne fait plus la fortune des théâtres lyriques comme jadis, et il devient difficile de le voir à la scène, même si Marseille (en 2014) ou Bruxelles (en début d’année) l’ont mis à leur affiche ces derniers temps. Raison de plus pour courir au Gran Teatre del Liceu de Barcelone pour assister à la reprise de la production que Pier Luigi Pizzi avait signée pour l’institution catalane en 2005. Le livret de La Gioconda (signé pourtant par le célèbre Arrigo Boito, d’après la pièce de Victor Hugo, Angelo, tyran de Padoue), on le sait, ne s’embarrasse guère de subtilités, mais l’œuvre s’impose cependant comme un des chefs d’œuvre absolus du romantisme italien. La partition annonce le vérisme par certains aspects mineurs, mais permet d’abord de voir à l’œuvre un compositeur qui avoue une passion immodérée pour la musique de Giuseppe Verdi et qui parvient, sans plagiat, à se forger un style propre, où il fait la part belle à une écriture orchestrale d’une originalité surprenante.

Star lyrique adulée par le public du Gran Teatre del Liceu (elle fait la couverture du programme de la saison 19/20 annoncée il y a peu...), où nous avions pu l’applaudir (entre autres spectacles) dans le rôle-titre de La Walkyrie en 2014, la soprano suédoise Iréne Theorin n’éprouve aucune peine (à un aigu près…) à maîtriser de bout en bout l’écrasante tessiture du rôle-titre, proposant une incarnation d’une irrésistible intensité qui culmine dans un « Suicidio ! » impérieusement phrasé. L’actrice, en plus, se montre particulièrement convaincante, ses dialogues avec la Cieca atteignant des sommets d’émotion. Cette dernière est incarnée au pied levé par la mezzo italienne Agostina Smimmero (en remplacement de Maria José Montiel, annoncée souffrante), qui nous avait profondément impressionnés il y a moins d’un mois dans le rôle d’Ulrica à Nantes, et qui nous gratifie à nouveau de sa voix ample, profonde, et émouvante à la fois.

Pour ses débuts au Liceu (et dans le rôle d'Enzo), le ténor américain Brian Jagde (que nous avions découvert à l’Opéra de Limoges dans celui de Don José) confirme qu’il possède l’un des registres aigus les plus percutants et faciles que l’on puisse entendre sur une scène aujourd’hui. L’héroïsme du personnage est ainsi au rendez-vous, sans pour autant que cela soit au détriment du versant poétique de son personnage : il délivre de fait un « Cielo e mare » non exempt de sensibilité (ni de nuances pianos). Sa jeunesse crée un contraste saisissant avec la Laura de Dolora Zajick (qui est de trente ans son aînée...), mais la mezzo américaine a conservé cependant toute l’autorité d’une voix tranchante et exceptionnellement puissante. Son organe ne trahit jamais la moindre faiblesse, et réussit même à émouvoir dans le trio du dernier acte. De son côté, la basse italienne Ildebrando D’Arcangelo prête son superbe registre grave à Alvise, et plus encore sa présence idéalement noire et menaçante. Last but not least, le baryton italien Gabriele Viviani (applaudi in loco dans Poliuto de Donizetti l'an passé) apporte à Barnaba une élégance vocale inhabituelle, sans pour autant oublier de conférer à sa partie toute la dimension maléfique nécessaire ici, Barnaba étant une sorte de Iago avant la lettre...

A la tête d’un Orchestre et d’un Chœur du Gran Teatre del Liceu dans une forme olympique, le chef espagnol Guillermo Garcia Calvo est l’homme de la situation, en inscrivant l’ouvrage dans une filiation stylistique bienvenue (plus verdienne que vériste). Son sens du drame, de la respiration et du lyrisme emporte l’adhésion, confirmant la qualité et la puissance de cette magnifique partition. Quant à la production de Pizzi, elle suscite moins d’enthousiasme que le plateau vocal et la direction musicale. Arrachant l’intrigue à la Venise du XVIIe siècle, le metteur en scène-scénographe-costumier italien transpose l’intrigue dans les ultimes années de la Sérénissime République, plus précisément sous le règne de son dernier Doge, Ludovico Manin, contraint à l’abdication par Bonaparte en 1797. Voyant dans cette période la fin d’une ère, et plus largement d’un mode de vie, il nous montre une Venise grise et lugubre où rôde l’ombre de la mort, avec quelques tache blanches et rouges ici ou là. L’idée en vaut une autre, mais la production laisse un goût d’inachevé, aussi bien dans les décors (des ponts sur lesquels les choristes marchent en faisant beaucoup de bruit) que la mise en scène (réduite à une simple illustration). Un mot, cela posé, pour le fameux ballet de La danse des Heures, chorégraphié certes de manière assez classique et formelle par Gheorghe Iancu, mais qui ne manque pour autant pas de variété... surtout qu’il est proprement magnifié par les deux danseurs solistes, Alessandro Riga et Letitzia Giuliani, qui récoltent un triomphe personnel (largement mérité) au moment des saluts.

Malgré le manque d’inspiration théâtrale, ni nous-mêmes ni le public catalan n’avons boudé notre plaisir, et c’est d’une seule voix que nous avons acclamé les principaux artisans de la réussite de cette soirée… à commencer par la flamboyante Iréne Theorin !

Emmanuel Andrieu

La Gioconda de Amilcare Ponchielli au Liceu de Barcelone (avril 2019)

Crédit photographique © Antoni Bofill

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