Journal

Manon de Massenet selon Olivier Py – Poignant et empoignant – Compte-rendu

Velouté, langoureux, musicien de salon pour nuques ployées sous de lourds chignons, est-ce bien Massenet, cette image glamoureuse d’un compositeur aux ensorcelantes mélodies ? Âpre, dur, accrocheur, électrique, provoquant, telle est la vision qu’en donnent Marc Minkowski qui, avec ses Musiciens du Louvre – renforcés par des membres de l’Académie des Musiciens du Louvre, en partenariat avec le Jeune Orchestre de l’Abbaye (Saintes) –, désosse la partition jusqu’à son axe le plus tendu, et Olivier Py, lequel, une nouvelle fois, va au cœur et au corps des choses avec une intelligence fébrile et un sentiment d’urgence dans l’analyse de la comédie humaine. L’union de leurs deux sensibilités permet une nouvelle perception, qui, si elle n’a pas tout à fait les charmes de l’habituelle, fouette comme un pamphlet, et rapproche l’œuvre de la dureté d’une Traviata, de la secousse d’une Carmen, bien plus que des grâces sensuelles de l’Art Nouveau naissant. Il y a même des accents annonciateurs du Prokofiev de Cendrillon dans la course qui précède l’arrestation des deux héros, à l’acte IV.
 
Le personnage de Manon est passionnant, tel qu’il est analysé ici, car il déroute totalement, par la richesse du personnage qu’incarne dans un état second, Patricia Petibon, actrice habitée jusqu’à l’extrême bien plus que grande chanteuse, car sa voix, sans rien qui la rende exceptionnelle notamment dans des aigus forcés, s’impose plus dans un travail de respiration, de vérité psychologique que dans la pure qualité sonore. Ce qui n’est ici aucunement gênant vu les options prises par Olivier Py et Marc Minkowski. Vision radicale donc, marquée par l’intelligence plus que l’empathie, et qui juge moins qu’elle ne montre, fouille et décrypte les ressorts de la comédie humaine.
 

© Stefan Brion

Celle-là est particulièrement pitoyable, car les dépravations contemporaines n’ont rien à envier à celles de la Régence, qui furent effroyables, et Py est trop subtil pour se faire historien. Contemporaine, et brûlée de néons, l’histoire comme il la conte, est d’emblée ouverte sur de misérables chairs de prostituées emplumées chevauchant leurs clients d’un jour, le temps qu’elles ne se flétrissent puisqu’elles ont que le droit d’être lisses et désirables avant d’être jetées. Dames en combinaisons flashy, robes pailletées pour l’héroïne, signées Pierre-André Weitz, comme les décors, et quelques nudités de passage que l’on retrouve dans la scène du divertissement ou dans les rêves de des Grieux ne font qu’accroître la froideur de l’ensemble que seuls habitent le sexe, l’argent, la débauche et la fange.
 

© Stefan Brion

Pour le metteur en scène, le propre n’est pas ici de rechercher la beauté, mais il sait s’en dégager sans le pathos d’une déchéance que les metteurs en scène allemands aiment volontiers à exploiter. Ce qui fait la force de Py, c’est la mesure dans l’extrême, concept complexe qu’il applique avec finesse à l’héroïne. Une approche nourrie de la gamme de femelles monstrueuses qu’il a approchées sur scène, de Lulu aux Contes d’Hoffmann,  personnages qu’il a travaillés avec Petibon, laquelle en recueille les fruits, pour sa surprenante incarnation de ce personnage difficilement cernable, amoureuse réaliste mais non manipulatrice, jouisseuse sans perversité. Sa gestique mobile, fluctuante, son physique à la fois vieillot et intensément moderne par la façon dont elle évite les poses théâtrales et les charmes convenus, épaules rentrées, genoux ployés – ce qui n’ajoute guère à la séduction et donne un air pataud –  et son art d’intégrer la montée obsessionnelle de ses airs à ce jeu bizarre, emporté, troublent sans séduire: on n’oubliera pas l’envoûtante séquence « N’est-ce plus ma main ? », menée jusqu’à la quasi-hystérie, comme Salomé, tandis que la grâce du célèbre «  Adieu notre petite table » ne  lui va pas, d’autant que la baguette de Minkowski, peu tendre, ne lui a guère donné le loisir de s’y alanguir.
 

Triomphe mérité pour le chevalier des Grieux, Frédéric Antoun, au physique de Don José. On sait la solidité de ce Canadien qui ne démérite jamais, que ce soit dans Berlioz, Mozart ou Verdi. Voix charnue, puissante, sans aucune faille, présence émouvante, geste juste-là aussi la patte de Py fait que tout semble justifié, sinon naturel – il est le seul élément véritablement poignant de ce drame déroulé sous l’œil d’un entomologiste, ce qui correspond d’ailleurs plus à l’Abbé Prévost qu’à Massenet. Autour d’eux, des personnages plutôt classiques se croisent, incarnés sans excès par Damien Bigourdan, en Guillot de Morfontaine, Jean Sébastien Bou, en Lescaut plutôt retenu, et Laurent Alvaro, en très beau Comte des Grieux, rôle plus difficile que celui de Germont dans la Traviata car infiniment moins cadré.
 
Chœurs bien tenus de l’Opéra de Bordeaux, où cette production a été vue il y a peu (la création avait eu lieu à l’Opéra de Genève en septembre 2016, avec déjà P. Petibon dans le rôle-titre, sous la direction de Marko Letonja). Tous s’agitent dans la fange des compromissions et du pouvoir, comme s’il était normal, tandis que le couple central se débat dans un chaos de passions contradictoires. Jusqu’à la magnifique, mais peu émouvante mort de Manon, qui frappe comme un poignard, sans larmoiements, des Grieux jetant juste son manteau sur le cadavre avant de s’enfuir. Olivier Py sait mettre le mot fin.
 
Jacqueline Thuilleux

Massenet : Manon – Paris, Opéra-Comique, 7 mai ; prochaines représentations, les 10, 13, 16, 19 et 21 mai 2019 : www.opera-comique.com/fr/saisons/saison-2019/manon
 
Photo © Stefan Brion

Partager par emailImprimer

Derniers articles