Opéra
Souviens-toi que je suis Médée !

Souviens-toi que je suis Médée !

12 May 2019 | PAR Clément Mariage

La trop rare Médée de Charpentier retrouve la scène au Grand Théâtre de Genève, servie par une flamboyante Cappella Mediterranea et une incarnation sidérante d’Anna Caterina Antonacci. 

L’unique tragédie en musique composée par Marc-Antoine Charpentier, Médée, fut créée à Paris en décembre 1693. Les efforts d’une cabale menée par des lullystes entraînèrent le retrait de l’œuvre, qui ne fut à l’affiche de l’Académie royale de musique que pour dix représentations seulement. L’œuvre avait pourtant attiré des admirateurs et trouvé des défenseurs, mais elle était sans doute trop éloignée du canon lullyste pour être alors appréciée à sa juste mesure. On reprochait à Charpentier de se montrer trop savant, d’user avec abondance d’harmonies audacieuses, de trop exposer ses influences italiennes. En 1700, l’œuvre fut remontée à Lille, mais les représentations n’eurent finalement jamais lieu, car le théâtre et les décors brûlèrent dans un incendie.

Ce n’est qu’en 1984 à Lyon que Médée retrouva la scène, sous la direction de Michel Corboz. Elle ne fut ensuite représentée que quelques rares fois, notamment en 1994 par William Christie, en 2004 par Hervé Niquet, en 2012 par Emmanuelle Haïm, en 2015 par Andrea Marcon (à Bâle). Cette œuvre, malgré ses fulgurances dramatiques et ses somptuosités musicales, qui en font l’une des tragédies en musique à la fois les plus abouties et les plus originales du répertoire, ne semble pas avoir encore gagné sur les scènes d’opéra la place qu’elle mérite. On ne peut donc que rendre grâce au Grand Théâtre de Genève d’avoir programmé ce chef-d’œuvre du théâtre lyrique, pour achever in loco une trilogie médéenne initiée avec Medea de Cherubini et poursuivie avec Il Giasone de Cavalli.

La mise en scène de David McVicar, créée à l’English National Opera de Londres en 2013, situe l’action de Médée dans le salon d’un hôtel particulier réquisitionné par l’armée, probablement pendant la Seconde Guerre mondiale, si l’on en croit la griffe années 1940 des costumes de Bunny Christie. Créon est ici commandant en chef de l’armée de terre, Jason de la Marine et Oronte de l’armée de l’air, ce qui permet de redoubler les rivalités amoureuses de tensions entre les différents corps d’armée, de manière plus ou moins subtile. La transposition temporelle n’apporte en elle-même rien de particulier, mais permet de rendre présente aux spectateurs contemporains la menace de la guerre au-delà des boiseries du salon. La qualité principale de cette mise en scène est sa direction d’acteur d’une grande acuité, qui propose aux chanteurs des situations dramatiques variées et impose une dynamique soutenue à l’ensemble de la représentation. On avouera cependant avoir été peu séduit par les scènes de divertissement, dénotant une esthétique du musical.

La soirée est marquée par la Médée sidérante d’Anna Caterina Antonacci. D’une très grande dignité de maintien dans les deux premiers actes, sa Médée est une femme blessée qui ne laisse affleurer ses tourments qu’au détour d’un mot ou d’une ligne vocale. Mais une fois certaine que Jason aime une autre femme, elle se dessaisit de son élégante robe pour invoquer les « noires filles du Styx » dans une scène de possession furieuse, où sa douleur excède son propre corps : elle se plie, s’incise les bras, vomit des paroles acérées. Au quatrième acte, la confrontation avec Créon la voit s’exprimer et se mouvoir avec une impertinence effrénée, jusqu’à la déchirante scène où elle décide de tuer ses enfants, avant de sombrer dans une forme de sérénité souveraine, tandis que sa vengeance s’accomplit. Ce portrait, d’une densité et d’une richesse inouïes, Anna Caterina Antonacci l’établit sur une maîtrise absolue de la déclamation et le maintient par un engagement dramatique intégral. Sa voix n’a plus toute la solidité qu’elle pouvait avoir autrefois, mais son intelligence musicale, qui confère à chaque mot une juste place dans la ligne vocale, et ses qualités de jeu, dignes des plus grandes comédiennes de théâtre, restent ô combien intactes, et l’imposent comme une des Médée les plus épanouies qui puissent être, aux côtés de Lorraine Hunt et Stéphanie d’Oustrac.

Cyril Auvity est un Jason arrogant. Si la diction est d’une pureté exemplaire, son interprétation accuse d’abord une certaine homogénéité de ton — celle du fier guerrier ? — avant d’adopter une plus grande variété d’intentions. Le timbre, franc et rayonnant, sert aussi bien les caresses prodiguées à Créuse que les piques adressées à Médée, avant de soutenir son accablement à la mort de son amante et d’innerver son courroux contre Médée. À ses côtés, Keri Fuge campe une Créuse délicate, à la voix tachetée de quelques marques d’acidité, qui nous signalent qu’elle n’est pas qu’une oie blanche. La diction est nette, l’incarnation habile et le chant caractérisé. Une chanteuse à suivre, assurément !

Dans le rôle de Créon, Williard White constitue une relative déception. Le charisme du chanteur est indéniable, mais une voix instable, un ample vibrato et une diction française quelque peu lâche ne lui permettent pas de s’imposer comme une figure autoritaire. Charles Rice, au français un peu mieux dit, habite un Oronte au timbre mordant et à la présence irradiante (il évoque un peu le jeune Simon Keenlyside). La voix d’Alexandra Dobos-Rodriguez s’accorde étonnamment, par ses teintes crépusculaires, à celle de Médée, sa maîtresse, tandis que Magali Léger brille aussi bien en Amour qu’en Cléone, le premier rôle mettant en valeur les irisations charmeuses de son timbre et le second ses qualités de diseuse, permises par une émission très focalisée.

Le grand architecte de la soirée, c’est Leonardo García Alarcón, à la tête d’une Cappella Mediterranea en état de grâce, qui pare de couleurs exaltées la partition flamboyante de Charpentier. La profusion du continuo, à la fois miroitant et incisif, fait avancer implacablement le drame, tout en révélant la témérité harmonique de la partition, écho lointain de la formation italienne du compositeur. La grande scène infernale est étonnamment assez sobre en effets, mais l’accompagnement de la scène de confrontation entre Médée et Créon permet une caractérisation différentiée des deux personnages, d’un côté le piquant et l’âpreté de Médée, de l’autre le trouble et l’autorité défaillante de Créon, mise en valeur par des dissonances perçantes et des traits écumants dans le grave du registre de la viole de gambe, qui signifie à la fois sa colère et sa déliquescence. On reconnaît là chez Alarcón un grand sens du théâtre, et en particulier de la poussée dramatique, en parfaite adéquation avec l’évolution qu’Antonacci confère à Médée. Le Chœur du Grand Théâtre de Genève se fond admirablement dans l’esthétique historiquement informée voulue par Alarcón, surtout dans le troisième acte.

Puisse les programmateurs se souvenir de Médée et donner à voir et entendre cette œuvre envoûtante, plus encore quand elle est aussi puissamment servie qu’à Genève !

Clément Mariage


Crédit photographique : Magali Dougados

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Clément Mariage

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