A Bruxelles, le théâtre déserte Tristan et Isolde de Wagner

- Publié le 12 mai 2019 à 17:26
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Cette nouvelle production de la Monnaie est sauvée par la direction musicale fiévreuse d'Alain Altinoglu. Sur scène, la Brangäne d'Eve-Maux Hubeaux et le Roi Marke de Franz-Josef Selig évoluent sur les plus hautes cimes.

On n’ignore pas que, dans Tristan et Isolde, la densité théâtrale est inversement proportionnelle à la densité musicale. Faut-il pour autant renoncer à toute action ? Ce soir, les amants ne boiront pas le philtre, Melot ne frappera pas Tristan, ni ne se fera occire par Kurwenal : tout est dans la suggestion. Le spectacle de Ralf Pleger se résume en fait à l’étalage des décors conçus par le plasticien Alexander Polzin, qui tiennent plutôt de la sculpture ou de l’installation. A l’acte I, d’énormes stalactites descendant imperceptiblement des cintres ; au II, une compression de formes humaines qui finit par s’animer (car certaines de ces formes sont en réalité des danseurs entièrement grimés de blanc) ; au II un grand mur percé de multiples trous, façon gruyère, d’où sortiront des tubes en plastique transparent.

Que représentent ces étranges dispositifs ? Mystère. Peut-être les états modifiés de conscience dans lesquels le breuvage, tel un psychotrope, aurait transporté les protagonistes, explique le metteur en scène – n’est-ce pas un peu… fumeux ? Louons un beau travail sur les ombres et lumières, qui ne suffit cependant pas à racheter une gestique d’un statisme rébarbatif.

Ni statique ni rébarbative, la direction musicale d’Alain Altinoglu n’est au contraire que fièvre et pulsion organique. L’orchestre de la Monnaie ne montre certes pas toujours la pâte la plus unie qui soit (et les micro-accidents ne manquent pas). Mais les textures transparentes que le chef en obtient sont un baume, pour les voix comme pour nos oreilles, auquel un geste tout en souplesse imprime le flux et reflux d’un ardent mouvement perpétuel.

Le plateau, hélas ! n’évolue pas sur les mêmes cimes. Artiste au fort tempérament, Ricarda Merbeth se jette dans les colères d’Isolde avec fougue, mais aussi des registres désunis et une fâcheuse tendance à crier tous ses aigus ; malgré la béance du vibrato, le II et la Liebestod la révèleront plus disciplinée. Le Tristan de Christopher Ventris, voix claire et ductile, n’a cependant aucun mal à se prévaloir d’une qualité de phrasé supérieure, qu’il essaie de préserver jusque dans le délire de son agonie ; mais là, ce sont le souffle et le muscle qui font défaut, le laissant plus d’une fois à deux doigts de l’aphonie.

Vif et percutant, le Kurwenal d’Andrew Foster-Williams relève le niveau, qui monte encore d’un cran grâce à Ed Lyon, le plus stylé des pâtres et marins qu’on ait entendus. Au sommet, Eve-Maud Hubeaux sculpte les mots de Brangäne dans le plus noble airain, faisant passer à travers la vibration de son mezzo somptueux les tourment d’une âme tour à tour inquiète et maternelle. Et Franz-Josef Selig, perché tout là-haut sur son nuage de legato, phrase son Roi Marke à l’archet, égal à sa légende.

Tristan et Isolde de Wagner. Bruxelles, Théâtre de la Monnaie, le 10 mai.

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