Giuseppe Verdi (1813–1901)
I Masnadieri (1847)
Opera tragica in quattro atti
Livret d'Andrea Maffei
Créé au Her Majesty's Theatre (Londres) le 22 juillet 1847)

Direction musicale Michele Mariotti
Mise en scène David McVicar
Décors Charles Edwards
Costumes Brigitte Reiffenstuel
Mouvements
chorégraphiques
Jo Meredith
Lumières Adam Silverman

 

Massimiliano Michele Pertusi
Carlo Fabio Sartori
Francesco Massimo Cavalletti
Amalia Lisette Oropesa
Moser Alessandro Spina
Arminio Francesco Pittari
Rolla Matteo Desole

Orchestre et choeurs du Teatro alla Scala
Chef des choeurs : Bruno Casoni

Milan, Teatro alla Scala, 21 juin 2019

Retour à Verdi, le compositeur maison pour la troisième production de la saison qui lui est dédiée : après l’Attila inaugural, la nième reprise de la production de Traviata et avant la nième reprise de celle de Rigoletto cette saison, une nouvelle production d’un opéra rare et mal aimé : I Masnadieri, dont la dernière reprise date de 1978. Pour en célébrer le retour, Alexander Pereira a fait appel à David McVicar dont la production des Troyens dans cette maison avait frappé, avec au pupitre Michele Mariotti, familier de ce répertoire, et une solide distribution pour une œuvre particulièrement ardue à chanter : Fabio Sartori, Michele Pertusi, Massimo Cavalletti et Lisette Oropesa, qui faisait dans Amalia ses débuts à la Scala.

 

Dispositif d'ensemble de Charles Edwards

Massimo Mila le grand critique spécialiste de Verdi classe I Masnadieri en bonne place dans son ouvrage Le Opere „brutte“ di Giuseppe Verdi (les opéras « moches » de Giuseppe Verdi) dans lesquels entre autres il classe aussi Macbeth et Ernani, sur lesquels l’opinion a largement évolué.
En revanche I Masnadieri reste assez mal aimé. Cet opéra, créé à Londres en 1847, l’année de Macbeth (créé à Florence quant à lui), a rencontré comme on dit un succès „d’estime“.
C’est l’un des quatre titres inspirés de Schiller, à côté de Giovanna d’Arco (Die Jungfrau von Orleans), Luisa Miller (Kabale und Liebe), Don Carlos (Don Karlos).
L’intrigue de Schiller, noire, complexe, un peu folle a donné lieu aussi à une mise en vers d’Andrea Maffei, et son style ampoulé, peu fluide du texte contre lequel Verdi n’a pu (ou voulu) intervenir comme avec ses librettistes habituels, a pu aussi contribuer à la forte réserve à l’égard de cet opéra qui musicalement possède aussi des beautés singulières et des moments splendides, sans liant dramaturgique nécessaire au relief théâtral. Tout n’est donc pas à jeter dans cette œuvre qui laisse au chœur une grande place et particulièrement difficile à chanter notamment pour le ténor, dont la partie est quelquefois à la limite du chantable ; c’est peut-être une question d’agencement, de succession d’airs plus qu’une question stricte de qualité musicale.

Atmosphère de caserne…

Il reste que la trame d’une insigne noirceur, au contraire de la plupart des opéras verdiens, où souvent des personnages qui restent respectables se trouvent entraînés dans le drame et les haines. Ici au contraire, tous les personnages (au moins les hommes) ont quelque chose à se reprocher. Ici le méchant absolu (lointain prédécesseur de Jago et contemporain de Macbeth) est Francesco, le frère cadet félon, qui maquille les lettres et trompe tout son monde pour récupérer l’héritage paternel qu’il enferme et laisse pour mort. Du coup, trompé par des lettres truquées, Carlo le frère, devient un chef de brigands, même pas un Robin des Bois généreux, mais un chef vengeur d’une bande de voleurs et de violeurs, dans la violence ambiante d’un XVIIIème siècle pas si lumineux ni illuministe qui provoque l’incendie de Prague. En fait Carlo remet en question l’ordre établi et les légitimités nées de la tradition, il rompt l’ordre des choses, mais parce qu’il a été dépouillé de manière illégitime de ses droits : il reste que les destins en font un meurtrier, tout comme son frère. Et le père, le vieux Moor, erre sans vraiment comprendre, tel un Roi Lear victime de ses illusions et de n'avoir pas su reconnaître le vrai du faux et le bien du mal. L’intrigue de Schiller est complexe, avec un final étonnant d’absurdité, celle de Verdi ne l’est pas moins, qui suit très fidèlement l’original.
Musicalement, on retrouve des éléments du Verdi dit « jeune », sur le modèle récitatif, air et cabalette, ensembles enlevés avec une large place laissée au chœur et des moments épiques, mais l’opéra garde une couleur sombre qu’on ne retrouve pas dans d’autres opéras de la période comme par exemple Ernani.

Michele Pertusi (Massimiliano) et Lisette Oropesa (Amalia) vision caravagesque

Toute cette complexité est traitée par David McVicar d’une manière schématique qui au total ne répond pas au défi réel posé par ce livret et plus généralement par l’œuvre de Schiller. McVicar se souvient sans doute que Schiller jeune médecin militaire à Stuttgart avait presque déserté pour aller voir sa pièce à Mannheim et qu’il avait été enfermé quelques jours à Asperg.
Nous sommes donc dans une caserne du XVIIIe où un jeune homme subit les verges (Schiller ?) devant ses compagnons, et promène son cahier de notes en observant ou rêvant la trame qu’il est en train d’écrire. Ce « jeune Schiller » de 22 ans (Les Brigands – Die Räuber- est sa première pièce) est donc le chœur muet qui observe sa création surgir devant lui, avec les excès d’une imagination très ou trop créatrice.
Ainsi tout l’opéra se déroule dans cet unique décor (de Charles Edwards), de plus en plus délabré (il faut bien marquer l’incendie de la ville de Prague que les brigands ont provoqué) et les héros naviguent dans ce décor fixe soit entre des lits (qui figurent des tombes) ou entre des tables qui volent bruyamment ou de la mezzanine au rez-de-chaussée. Au-delà, il ne se passe pas plus que si l’intrigue n’était pas vue au prisme du regard du jeune Schiller (d’ailleurs, l’image finale montre des feuilles de papier qui tombent sur la scène, comme pour marquer l’avenir de cette histoire). Ainsi les brigands sont-ils vus comme des images fantomatiques (beaux costumes deBrigitte Reiffenstuel), des sortes de zombies inquiétants qui hantent la scène et le décor, avec chœur et mimes mélangés, comme si les brigands étaient en permanence au bord de la danse macabre…ainsi aussi Amalia est-elle comme sortie du tableau qui trône au sommet de la salle. Le tout bien sculpté par les lumières de Adam Silverman, donnant une atmosphère très picturale qui va de Rembrandt au Caravage.
McVicar est coutumier de ces images uniques dans lesquelles se déroule une intrigue, c’était déjà le cas de sa Traviata, qui se déroulait sur la pierre tombale de Violetta. Il installe ainsi une image unique, mais si l’avantage est de concentrer l’action, l’inconvénient est qu’au total cela ne tient pas toujours la distance, dans la mesure où le stratagème est immédiatement visible et compréhensible. Certes, ce Schiller jeune écrivain s’approche de ses personnages aimés (Amalia) ou détestés (Francesco qu’il va tuer de ses propres mains), comme l’écrivain qui les laisse vivre et à qui il va essayer d’imposer le destin. Ces personnages sont des ombres, des projections, mais la mise en scène n’est pas vraiment convaincante dans son propos. Il reste qu’appeler Mc Vicar (ou même Graham Vick) représente pour ce théâtre qui ose peu au niveau scénique une sorte de parangon de la modernité. On aimerait qu’Alexander Pereira aille un peu au-delà.

Choeur et mimes

Car du point de vue de la lecture des personnages, McVicar en fait des archétypes sans rentrer dans une véritable psychologie : Amalia est la jeune amoureuse prête au sacrifice, Francesco est le méchant très méchant, Carlo le gentil contrarié, et Massimiliano est le père trompé devenu une sorte de Roi Lear abandonné dans la seconde partie de l’œuvre avec un sommet inégalable quand Carlo et Massimiliano se retrouvent à la fin, dans un duo qui est non seulement un grand chef d’œuvre, mais où les deux chanteurs (Michele Pertusi et  Fabio Sartori) trouvent unité et grandeur, et un style qui les projette immédiatement au sommet de l’art du chant .

Fabio Sartori (Carlo) lit la lettre de son frère (Acte I)

L’exécution musicale ((Elle suit l’édition critique signée Roberta Montemorra Marvin de la Chicago University Press et de Casa Ricordi, Milano)) est en effet bien plus convaincante que le parti pris scénique. À commencer par celui qui va donner la couleur à l’ensemble de la soirée, Michele Mariotti, qui dirige un orchestre de la Scala dans un répertoire qui est sien, mais dont aucun des musiciens n’a déjà joué I Masnadieri…la dernière production scaligère remonte à 1978 et aucun des membres de l’orchestre n’est à ce point cacochyme.
Mariotti impose de ce Verdi inhabituel une vision concentrée et sombre : il veille à ne pas donner de l’œuvre l’impression si contrastée et excessive de ce qu’on pense être « le jeune Verdi ». Cela commence par le prélude, qui n’est pas une ouverture, dominé, après l’exposition dramatique initiale qui pourrait se référer à la violence et au drame (l’opéra est appelé « opera tragica »), par un solo de violoncelle à la fois mélancolique et poétique, magnifiquement interprété par Massimo Polidori, violoncelle solo, qui installe une ambiance plus intime, et qui pourrait correspondre à l’âme angélique d’Amalia. En fait l’opposition entre l’expression dramatique initiale et cette mélancolie marque aussi le conflit très schillerien des deux forces qui se déchirent dans les héros masculins du drame, brièvement résumées entre le mal et le bien. Il est clair que musicalement ici, Verdi installe un climat qui n’est pas forcément le climat fougueux qu’on associe au jeune Verdi.
Michele Mariotti respecte cette ambivalence. Il y a des moments fougueux, nerveux, agiles, mais l’ensemble reste très contenu, raffiné (on y entend tous les détails d’un orchestre magnifiquement dominé – pas une scorie, pas un moment trop excessif – où les musiciens expriment comme une retenue. Mariotti aussi veille à ne jamais couvrir le plateau, en laissant aux chanteurs la respiration nécessaire dans une œuvre aussi difficile à chanter. Le début de l’acte I avec trois airs successifs (par air, il faut entendre introduction récitatif air et cabalette, entrecoupés quelquefois d’interventions orchestrales ou du chœur laissent une idée de la concentration et de la difficulté d’entrée pour les trois personnages (Carlo, Francesco, Amalia) essentiels. Massimiliano quatrième protagoniste intervient immédiatement après Amalia, dans un petit duo avec elle.

Mariotti amalgame les styles pour homogénéiser l’approche, dans un beau travail de « concertazione ». Il y a dans cette manière d’approcher Verdi quelque chose qui rompt avec une certaine tradition routinière et qui fait entendre, même dans une œuvre mal aimée, la richesse de la composition et la palette des couleurs utilisées où Verdi réussit à être sombre, concentré, assez neuf au total, tout en restant aussi dans des formes traditionnelles qui renvoient à ses illustres prédécesseurs notamment Donizetti.  Il y a dans cette direction une volonté d’éviter le décoratif, d’affronter même quelquefois une certaine sécheresse qui a pu désarçonner, en magnifiant la richesse et la diversité instrumentale mais en gardant à l’ensemble une réelle tension. Passionnant à écouter pour qui aime continuer à découvrir Verdi.
A cette direction éminente correspond aussi une direction du chœur exemplaire. Bruno Casoni a effectué un travail superbe, faisant du chœur un grand protagoniste, lyrique et surtout épique, montrant une fois de plus combien le chieur de la Scala a peu de rivaux dans ce répertoire sachant aussi s’insérer dans la mise en scène au milieu des mimes que McVicar à insérés en permanence (chorégraphie deJo Meredith).

La distribution réunie est dans l’ensemble emblématique de ce qu’on peut faire quand on veut faire sonner Verdi comme il doit l’être. On a connu à la Scala distributions verdiennes bien plus problématiques il n’y a pas si longtemps. Et comme souvent quand le plateau réuni est assez remarquable, les personnages secondaires sont très bien interprétés – c’est la marque des grands théâtres : il n’y a pas de grande distribution seulement par les premiers rôles, c’est tout le plateau qui contribue à la réussite du spectacle. Excellents l’Arminio de Francesco Pittari et le Moser bien planté d’Alessandro Spina ainsi que le Rolla incarné par Matteo Desole.

Massimo Cavalletti (Francesco) e Alessandro Spina (Moser)

Des quatre rôles principaux, sans doute le Francesco de Massimo Cavalletti est-il le plus en retrait. Non que la prestation soit totalement problématique, mais le chant et l’expressivité ne rendent absolument pas le personnage. Autant sinon plus qu’à Iago, ce personnage totalement noir et sans foi ni loi, aveuglé par son désir de pouvoir et d’héritage, fait penser à Macbeth (écrit la même année). Et il n’y a pas de hasard, dans l’enregistrement de Lamberto Gardelli, aux côtés de Caballé, Bergonzi et Raimondi (excusez du peu), c’est au grand Macbeth des cinquante dernières années Piero Cappuccilli, que fut confié Francesco. Il faut un diseur, quelqu’un qui sache colorer le texte, qui sache donner du personnage une forte présence, sombre, noire, à la limite désespérée et névrotique. Cavalletti chante, dans l’ensemble correctement, mais ne s’impose jamais, n’atteint jamais la vérité du personnage, ne s’engage jamais dans les replis d’une interprétation qui serait déterminante et dans le quatuor, il en devient le quatrième extérieur et presque accessoire.

Lisette Oropesa (Amalia) comme sortie du tableau

Lisette Oropesa (qui reprend le rôle tenu par la légendaire Jenny Lind à la création) montre par son succès auprès du public qu’elle a immédiatement séduit.  Ce qui frappe c’est d’abord une technique parfaitement maîtrisée et un contrôle de tous les instants sur une voix d’une grande ductilité. Elle possède cette préparation technique qui caractérise l’école américaine, mais avec en plus une intelligence et une intuition rares. À peine entend-on ici quelques notes aiguës un tantinet courtes ou un léger abus de vibrato, mais dans un ensemble tellement maîtrisé et tellement ressenti, tellement émouvant et engagé, que ce ne sont que détails : dans ce répertoire, Lisette Oropesa est en train de conquérir une place de choix dans les sopranos américaines à côté des Angela Meade ou des Sondra Radvanovski.

Fabio Sartori n’a pas toujours eu les faveurs de la critique ou du public, le timbre n’est pas toujours séduisant, le physique ne favorise pas un jeu raffiné, et pourtant dans le rôle de Carlo il montre un engagement vocal peu commun, réussissant à éviter les pièges d’un rôle massacrant. Là aussi ce qui frappe c’est le contrôle de la voix, c’est aussi la technique sans faille qui permet de monter à l’aigu avec des passages très maîtrisés et sans jamais rompre l’homogénéité d’ensemble. Il y a un chant qui simplement a de la classe, qu’on vérifie dans le duo avec Massimiliano dans l’acte IV, scène V, le sommet de la soirée, où aussi bien ténor que basse nous mènent à des sommets inconnus. Pour ma part, c’est le rôle où Fabio Sartori a donné le plus de lui-même, et qui lui a donné une vraie grandeur, où il réussit par son expressivité à donner les deux faces assez byroniennes du personnage, tiraillé entre des idéaux nobles et généreux et traversé d’inquiétudes et de regrets.

Fabio Sartori (Carlo) et Michele Pertusi (Massimiliano) dans leur duo du quatrième acte

Reste Michele Pertusi, qui a chanté le rôle de Massimiliano confié à la création à un Lablache en fin de carrière. Aussi sans doute Verdi ne lui confie-t-il que des apparitions un peu épisodiques, sans forcément de grands airs, sauf son bel air du troisième acte, un de ces airs de basse qui annoncent les Fiesco ou les Philippe II « Un ignoto, tre lune or saranno » où Pertusi nous montre son art du phrasé, son sens du texte, du dire, sa manière de donner à chaque mot son poids, et d’imposer une personnalité scénique écrasante. Mais on l’a dit, le sommet est atteint par le bouleversant duo entre Carlo et Massimiliano à l’acte IV où l’on se prend à rêver quel roi Lear aurait écrit Verdi, car c’est bien l’impression que donne ce vieillard spectral qui ne reconnaît plus son fils, dans sa faiblesse et sa douceur infinie. C’est simplement immense, et au-dessus de tout ce qu’on a pu ce soir entendre. Là on atteint à la vérité d’un  Verdi transcendé par ses interprètes.
Pour ce duo, la soirée valait le déplacement. Mais elle le valait pour bien plus encore, parce qu’elle a réhabilité une œuvre majestueuse et sombre, malgré une mise en scène sans invention et un peu (inutilement) prétentieuse. Mais ce soir, Verdi est passé dans sa maison, y est entré, et nous a tous mis dans sa poche. Courez‑y c'est jusqu'au 7 juillet.

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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