C'est devenu une tradition : à l'Opéra de Lyon, la dernière production de la saison se veut familiale et comique, en contrepoint d'une saison toujours fort intense intellectuellement. Cette année, c'est Laurent Pelly, docteur ès Offenbach (pas moins de onze productions à son actif) qui est chargé de mettre en scène le rare Barbe-Bleue, deux ans après son hilarant Viva la Mamma ! Porté par le truculent Yann Beuron dans le rôle-titre, avec un survolté Michele Spotti à la direction, la production est une farce des plus fines, qui tourne en dérision l'opéra de son époque autant que les vices de notre temps.

Au lever de rideau, Laurent Pelly a déjà réussi son coup. Le décor est malin, efficace, et bien loin de toute facilité : en toile de fond, une page de journal aux titres sinistres mais racoleurs : « Il appâte les femmes avec des bijoux », « Une inquiétante disparition »... Le ton de l'opéra, entre farce et grand-guignol, est donné. Avec, comme toujours chez Pelly, une réflexion métatextuelle aussi fine que discrète : de la même manière que le tabloïd caricature la réalité de la campagne, Offenbach lui-même ne dresse pas un portrait fort réaliste de la ruralité. Pour appuyer ce propos, l'une des illustrations du journal représente le ciel nuageux pesant sur la scène, comme si toute l'intrigue se passait dans une case de journal... Mise en abyme qui justifie toutes les caricatures ! Et quel plaisir de voir cette bonne idée recyclée de façon hilarante dans le décor de l'acte II (le palais du roi Bobèche), alors que le côté jardin présente en éventail diverses couvertures de magazines (Altesses revue...) à l'inspiration à peine masquée.

Côté costumes, rien de bien inventif, si ce n'est cet hilarant Barbe-Bleue grimé en nouveau riche, complet de cuir, lunettes de soleil et berline de luxe avec chauffeur (Laurent Pelly, une nouvelle fois, fait démarrer une voiture sur scène, et ce geste fait toujours autant rire) qui le ferait volontiers passer pour un milliardaire investisseur du Paris-Saint-Germain.

Spécialiste d'Offenbach, Laurent Pelly n'en est pas moins un grand homme de théâtre. En témoigne cette direction d'acteur, qui, sans emprisonner les chanteurs dans des schémas gestuels, permet à chacun de révéler le potentiel comique de son personnage. On comprend aisément le procédé : chaque personnage se voit affublé d'un trait de caractère qui confine à la parodie et que les chanteurs peuvent exploiter en toute liberté. Les interactions entre les protagonistes, elles, sont toutes très travaillées, particulièrement au deuxième acte où les courtisans, entre révérences et baisemains, rivalisent d'inventivité dans des chorégraphies impeccablement soignées. Et il y a ces moments soudains où, au détour d'un jeu de scène, la domination des uns sur le corps des autres se fait sentir, et dont les femmes, évidemment, sont les principales victimes : preuve que chez Pelly, le second degré le plus grinçant, le rapport à l'actualité, ne sont jamais bien loin. Pour le reste, il faudra se reporter à l'excellent jeu d'acteur de chacun des chanteurs, et particulièrement du vaudevillesque Christophe Mortagne, interprète du roi Bobèche, que Louis de Funès n'aurait pas renié.

Du côté des voix, l'ensemble est excellent, la diction impeccable (on n'a pas une fois recours aux sur-titres). Yann Beuron rend justice à la « belle voix » de son personnage, osant des pianissimo qui, dans ses habits de tueur en série, sonnent particulièrement glaçants. Héloïse Mas est une artiste exceptionnelle, rendant un splendide hommage (quels médiums !) à Hortense Schneider, interprète fétiche d'Offenbach et créatrice du rôle de Boulotte. Il y a aussi l'efficace légèreté du timbre de Jennifer Courcier (Fleurette) et l'hilarant Christophe Gay qui sait parfaitement retranscrire dans sa voix les agitations intérieures de son personnage.

Beau succès pour l'Opéra de Lyon : car la désuétude de la farce n'enlève rien à la qualité musicale de la prestation (orchestre et chœurs font montre d'une homogénéité aguerrie). Un peu moins marquant que Viva la Mamma !, le dernier cru de Laurent Pelly n'en reste pas moins savoureux et plein de malice.


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