Requiem K. 626
de Wolfgang Amadeus Mozart(1756–1791)

Mise en scène, scénographie, costumes, lumière : Romeo Castellucci
Collaboratrice à la mise en scène et aux costumes : Silvia Costa
Dramaturgie : Piersandra di Matteo

Avec :

Siobhan Stagg (Soprano)
Sara Mingardo (Alto)
Martin Mitterrutzner (Ténor)
Luca Tittoto (Basse)
Enfant soliste : Elias Pariente

Chœur et orchestre Pygmalion
Direction musicale : Raphaël Pichon

Nouvelle production du Festival d'Aix-en-Provence en coproduction avec le Theater Basel

 

 

Festival d’Aix-en-Provence, Théâtre de l’Archevêché, samedi 13 juillet 2019, 22h

Aix-en-Provence, Théâtre de l’Archevêché, samedi 13 juillet 2019,

Spectacle atypique, éminemment italien, éminemment baroque et éminemment (et littéralement) religieux, ce Requiem de Mozart mis en scène par Romeo Castellucci est en toute logique le grand événement de cette édition 2019 du Festival lyrique d'Aix-en-Provence. Ce travail rigoureux bénéficie des vertus d'une direction et d'un quatuor de solistes de premier plan mais surtout d'un chœur Pygmalion à l'excellence hors du commun, qui déplace sur la scène le centre de gravité de la production.

Dies irae 

Requiem aeternam. Repos éternel. Se délivrer du péché et espérer le paradis. Voilà résumé le programme proposé par ce texte fondateur de la liturgie des morts – une liturgie instaurée dès le Ve siècle dans la chrétienté et qui connut depuis de nombreuses variantes. Le concile de Trente (1542) fixa le déroulement de cette cérémonie à cet enchaînement immuable : l'Introït, le Kyrie, le Trait, la Séquence, (appelée aussi Dies Irae), l'Offertoire, le Sanctus, l'Agnus Dei et la Communion. Si l'écrin polyphonique du Chant grégorien inscrivit le Requiem parmi les plus grands et les plus beaux moments de l'orfèvrerie musicale, c'est la Renaissance qui donna à cette cérémonie les atours d'une œuvre musicale indépendante en lui permettant de sortir progressivement du cadre strict des lieux de culte où la messe des défunts était célébrée.

Ce faisant, le Requiem fit l'objet de querelles esthétiques – principalement entre les tenants d'une spiritualité épurée et les partisans de l'amplification lyrique. Entre madrigal et effectif pléthorique, le Requiem ne peut faire l'impasse sur la proximité du texte religieux avec la dimension (oserait-on dire l'impératif ?) opératique. Un rituel censé exalter la foi et l'espérance d'une vie après la mort ne peut faire l'impasse sur l'aspect visuel et littéralement dramaturgique. Faire du drame humain de la finitude et de la disparition, une dramaturgie qui donne à voir le contenu du texte à travers sa traduction imagée et théâtrale, voilà le projet imaginé par Romeo Castellucci.

O Gottes Lamm

Écartons d'emblée les accusations des contempteurs et des gardiens du temple : non, Castellucci ne s'essuie pas les pieds sur Mozart. Laissée inachevée à la mort du compositeur, l'œuvre garde en elle une hétérogénéité qui légalisa de fait l'intervention d'une seconde main pour lui donner sa forme actuelle. Castellucci ne "propose" rien d'autre que d'ajouter (et donc de donner à voir) la part d'imaginaire et de spectaculaire que l'œuvre porte déjà en elle – à condition toutefois d'accepter que le Requiem puisse "représenter" musicalement le récit d'une mort qui est à la fois une fin et une transfiguration. Cette puissance d'une œuvre devenue chef‑d'œuvre et modèle du genre, tient spécifiquement dans l'art d'élever le texte latin au rang de livret d'opéra, suscitant dans l'imaginaire de l'auditeur un continuum historié : les tremolos du jugement dernier dans le Dies Irae, l'apparition du Rex tremendæ majestatis, les soupirs du Lacrimosa, l'Agneau salvateur etc.

Il ne parle pas sur ou à la place de l'œuvre ; il donne à voir des lignes de force qui relèvent (comme souvent chez lui) d'une forme inédite de théâtre-cérémonie, dans laquelle le sens devient une quête et non un aboutissement. Le hasard de l'Histoire a voulu que le Requiem de Mozart porte en lui cette part d'hétéroclite et d'inachèvement. Castellucci fusionne ces deux aspects dans une perspective extrêmement travaillée et une approche tout autant poétique que respectueuse de l'œuvre. Il choisit de ne pas mettre en scène au premier degré une messe des morts, mais plutôt son ombre portée, cette notion de disparition et de perte qui est ici montrée comme le revers de l'existence. De fait, il se saisit de la notion du religieux et de la mort en tant que lien ou liant spirituel non plus entre les hommes mais dans la création tout entière.

Domine Jesu Christe

On peut certes reprocher une sorte d'adoucissement de son langage théâtral, bien différent désormais de la brutalité expérimentale de l'Orestie ou de la série Tragedia endogonidia – ce formidable laboratoire d'idées et carnet d'esquisses dans lequel il puise encore dans ce Requiem (les costumes folkloriques dans C.#01 Cesena, les rondes dans R.#07 Roma). L'approche actuelle est davantage celle d'une dissolution de l'espace scénique dans une dimension essentiellement picturale, dont les codes et la langue évitent la systématisation.

On admire chez Castellucci cette capacité – désormais perdue chez des Bob Wilson ou Peter Sellars, tous deux victimes de la glaciation stérile de leur vocabulaire – à produire un travail scénique impur et même quasi primitif au sens pictural du terme. L'artiste travaille ici à effacer la frontière entre le genre théâtral et celui des arts plastiques. Ce faisant, son travail installe le théâtre dans un no man's land ou zone de perturbation dans lequel le regard du spectateur est invité à circuler, en choisissant de se libérer et de lâcher prise. C'était déjà le cas dans le Orphée et Eurydice de la Monnaie, puis dans le bouleversant Moses und Aron de Bastille et La Passion selon Saint Matthieu à Hambourg.

Plus homogène que Il Primo Omicidio de Garnier,  ce Requiem réalise une synthèse qui paradoxalement, déstructure et assemble les éléments d'un rite qui est à la fois célébration et déploration, vitalité et éphémère. Dans Le Sacre du printemps (2014), il avait imaginé une chorégraphie de machines qui libéraient une pluie de cendres faites de carcasses animales broyées. On peut lire symétriquement dans ce Requiem, la volonté d'humaniser (parfois à l'extrême) une dramaturgie de l'expiation de la mort par le recours à une danse chorale qu'il serait malvenu de juger en tant que chorégraphie à part entière. Reprocher en effet à des choristes d'être de mauvais danseurs, c'est passer à côté du propos scénographique qui est à l'œuvre ici : montrer ce que la pulsion d'une danse des origines peut dire du principe vital face à la douleur de la disparition. Purger les passions par la danse pour se délester du poids de la mort et faire basculer le spectacle dans une forme de transe irrépressible, assez proche en cela des tableaux abstraits de la seconde partie de Democracy in America.

En parfaite adéquation avec le propos "théâtral" de Castellucci, le chef Raphaël Pichon a souhaité inscrire dans le Requiem des emprunts qui forment un jeu de correspondances en direction des origines du genre (chant grégorien) ou des références à la musique maçonnique.

Christus factus est 

La scène s'ouvre sur le Graduel Christus factus est pendant lequel une vieille dame au seuil de la mort regarde sur l'écran d'une télévision la vacuité d'un monde en train de disparaître. "La terre est bleue comme une orange" disait le poète – c'est le fruit qu'elle posera avant de s'allonger dans son lit et littéralement, de disparaître. Cette mort n'a rien de réaliste – le corps s'évanouissant dans les draps, comme si le passage dans un autre monde nécessitait le tour de passe-passe qui fait chuter à terre son corps rajeuni et qu'un cortège funèbre apparaît sur la délicate Meistermusik K.477b. On pénètre dans cet au-delà tandis que tout est recouvert de noir, y compris ces drapeaux que l'on agite lentement – réminiscence de Tragedia endogonidia Bn.#05 Bergen. Le chœur entonne la prière du Miserere mei K.90 qui précède l'Introït du Requiem. Des cercles dansés se forment dans les ténèbres ; danses lentes où l'on tient des rameaux comme dans le Printemps de Botticelli et des ténèbres qui contrastent avec un texte chanté célébrant la lumière éternelle. La figurante reçoit un rameau en offrande, geste déclencheur du Kyrie tandis que débute sur le mur de fond la longue liste de "l'atlas des grandes extinctions".

Cette liste lancinante forme avec le chant et la chorégraphie une troisième dimension, organisée en chapitres à la façon d'un album souvenir que l'on feuillette : Espèces disparues, peuples disparus, langues disparue… mais également lieux et monuments disparus. On remarquera dans cette liste que les références ne renvoient pas exclusivement à des catastrophes écologiques (ce qui limiterait le propos à une dénonciation bien pensante) mais volontiers à des éléments oniriques, comme ces peuples ou lieux mythologiques. Cette liste est donc faussement encyclopédique ; elle imprime un continuum qu'il convient de saisir dans une dimension essentiellement poétique lorsqu'on parvient dans le Sanctus à des formules aussi énigmatiques que l'extinction du moi, extinction de la littérature, du christianisme, extinction de la poussière, extinction de cette musique etc.

Lacrimosa 

Pour l'heure, on assiste à une danse de l'élue, avec en cercles concentriques, des groupes pastoraux dont la pulsation est brièvement interrompue par l'intervention de la basse dans Ne pulvis et cinis K122, extrait de Thamos roi d'Egypte. Tandis qu'est mise en scène l'orange, devenue fruit défendu et péché originel, on joint le geste à la parole en répandant sur le corps de la figurante, une pluie de cendres qui est aussi une citation de la colère divine à venir. Pour un instant seulement, est réunie la trinité des âges – la petite fille, la jeune et la vieille femme – avant que ne se libèrent les rondes dans un Dies irae où la colère a laissé place à une ivresse quasi nietzschéenne de la danse.

Recordare Siobhan Stagg (Soprano), Sara Mingardo (Alto) Martin Mitterrutzner (Ténor), Luca Tittoto (Basse)

Le Tuba mirum voit le quatuor se réunir autour de la petite fille dont le corps est enduit de pigments de couleurs comme une préparation à un sacrifice joyeux au moment où elle reçoit la palme des élus et qu'éclate le Rex Tremendae. C'est le moment où l'action s'interrompt et qu'apparaît un petit garçon poussant du pied un crâne humain qui peut à la fois renvoyer à l'idée du premier ou bien du dernier homme – "hominidés éteints" nous dit le surtitre, tandis que l'enfant entonne avec un étonnant timbre suret le Solfeggio en fa majeur K.393/2, esquisse du Kyrie de la future Messe en ut K.427. Cette parenthèse refermée, on achève durant le Recordare, de préparer la fillette en la recouvrant de miel, de cendres et en la parant de cornes, tel le bouc émissaire d'un rite mystérieux ("Accorde-moi une place parmi les brebis et des boucs sépare moi en me plaçant à ta droite" nous dit le texte). Ce sera dans le Confutatis, le moment de faire renaître la nature, avec ces orangers qui rappellent jardin de l'Eden des peintures florentines.

Quand l'appendice (Amen) s'interrompt brutalement, le chœur au front ceint de rameaux d'oliviers tombe à terre et la scène est soudain plongée dans le noir. Apparaissent la longue liste des "religions éteintes" où, dans la nuit bleutée, les corps se tordent à même le sol et dans la terre noire comme s'ils tentaient de s'extraire des cercles de l'Enfer de Dante. L'image – extrêmement forte et brutale – renvoie aux corps baignés d'encre qui souillaient le sol immaculé de l'Opéra Bastille dans le Moses und Aron de Schoenberg.

Hostias 

Passent en titubant, trois mystérieux êtres qui tentent de réchauffer leurs corps nus autour d'une flamme vacillante. Les lumières se rallument pour l'Offertoire, avec un trépidant Hostias où le chœur tresse en dansant autour d'un tronc ce que le texte désigne comme l'étendard de Saint Michel. Le chœur somptueux du Quis te comprehendat K.110 est l'occasion de plusieurs tableaux vivants, dont une variation autour du thème de la descente de croix, tandis qu'on projette des pigments colorés sur les murs qui entourent la scène. Le décor est fin prêt pour accueillir "le sacrifice et les prières" de l'Hostias, suivies du Sanctus – moment que choisit Castellucci pour conjuguer la carcasse d'une voiture accidentée et une auréole baroque entourée de rayons d'or. Les choristes vont tour à tour pendant le Benedictus, mimer l'impact qui symbolise le moment exact d'une collision mortelle, traitée sur le mode d'une galerie d'images instantanées – exactement selon le modèle des Metope del Partenone, créé pour Art Basel.

L'Agnus Dei (prolongé par le sublime O Gottes Lamm K 343/1) implore de donner le repos éternel à ces corps alignés, dernière étape avant une communion où durant le Lux aeterna terminal, les corps se dénudent et se serrent en une mêlée qui se déplace en spirale sur le plateau – moment extraordinaire où hommes et femmes fuient le courroux de Dieu en se dissimulant dans les bandes de papier qu'on arrache des murs. Il y a du Dante crayonné par William Blake dans cette dernière scène où l'effroi le dispute à une tension expressive quasi insoutenable. On admire plus que jamais, cette capacité du chœur Pygmalion à nuancer les phrases du murmure au chant à pleine voix, tout en conservant une netteté étourdissante dans les attaques et une parfaite densité sonore qui jure avec l'amalgame furieux de cet amalgame de corps jetés au même moment sur la scène.

O Gottes Lamm 

Il ne reste de tous ces tableaux successifs, que des traces – qui sont à la fois traces et souillures de ces corps terrestres désormais disparus dans la coulisse tandis que résonne à nouveau le Miserere mei K.90, chanté à bouche fermée. La boucle se referme sur l'image bouleversante de ce plateau qui se soulève et bascule à la verticale, emportant vers le bas les linges et la terre qui glissent dans un impressionnant amalgame de cliquetis mécaniques et de frottements. Dans une suspension qui pourrait sembler infinie, on fait face à cette abstraction de lignes sombres et de traces de pas qui dessinent en écho de Sul concetto di volto nel figlio di Dio (2011) où l'immondice et la souillure augmentait la dimension de sainteté.

On peut penser qu'après tant d'images, le spectacle aurait très bien pu s'interrompre sur cette confrontation. Dans une dernière scène (relativement dispensable), les trois femmes refont leur apparition, accompagnant une mère avec son enfant tandis que la voix du sopraniste entonne l'antienne anonyme In paradisum deducant te angeli, un hymne annonçant que l'âme est parvenue au paradis, accueillie par le chœur des anges. Sur la scène, il ne reste plus que le petit enfant – note d'espoir au terme de ce voyage au bout de la nuit.

Le travail de Romeo Castellucci, on l'a dit, procède d'un emboîtement de plusieurs dimensions qui relient l'orchestre, le chœur, la danse-rituel et le double surtitrage (livret et liste de références). L'œil et la pensée naviguent en permanence de l'une à l'autre, sans écueil. Parfois le texte chanté sert de sous-titre à l'action scénique, mais sans jamais la réduire à une simple illustration. Peut-on reprocher à Castellucci son obsession d'une lecture à la fois sémantique et onirique ? Le sens n'a rien ici de gratuit et encore moins d'arrogant.

Kyrie

Ce travail exigeant et sévère, ne s'accommode pas d'une interprétation ou d'une pensée musicale sous-dimensionnée. Le Chœur Pygmalion, nous le soulignons encore, donne à entendre l'une des plus belles prestations vocales jamais entendues dans cette œuvre. L'extrême plasticité des voix se double d'un travail d'acteur rigoureux et formidablement en phase avec la complexité de la scénographie. On pourra reprocher au quatuor un manque d'homogénéité, qui nous fait préférer la voix volontaire et contrastée de la basse Luca Tittoto au ténor affecté de Martin Mitterrutzner. De la même manière, l'alto souverain de Sara Mingardo se rappelle à notre bon souvenir tandis que la soprano Siobhan Stagg peine à imposer une ligne trop inconstante. On accordera une mention toute particulière au jeune Elias Pariente, dont l'assurance stupéfiante fait rapidement oublier un timbre encore mal assuré ; mais il s'agit avant tout d'un choix délibéré qui donne tout son sens à la scénographie.

Les options de Raphaël Pichon sont parfois contestables, surtout quand elles cherchent à dessiner à la pointe sèche un Mozart qui demande avant tout une régularité et un souffle lyrique sans apprêts. La fosse est souvent prise au piège du paradoxe que la scène cherche à imposer, notamment dans la furie des groupes dansés qui contredit la solennité et la gravité du propos (Dies irae, Domine Jesu Christe). Mieux proportionné que dans la très étriquée Trauernacht de Katie Mitchell d'après Bach, le geste de Raphaël Pichon semble dans ce Requiem plus libre et plus à même se faire coexister la vision du scénographe et les exigences d'une partition qui fait de la danse et du chant, la première étape pour un voyage sans retour dont on ne sortira pas indemne.

Disponible en rediffusion video sur https://www.arte.tv/fr/videos/088454–001‑A/requiem-de-mozart/

Ou en version audio sur https://www.francemusique.fr/emissions/le-concert-du-soir/le-requiem-de-mozart-en-direct-du-festival-d-aix-en-provence-73942

 

Sanctus 
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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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