Georg Friedrich Haendel (1685–1759)
Ariodante (1735)
D’après Ginevra, principessa di Scozia d’Antonio Salvi
Inspiré de l’Orlando Furioso de Ludovico Ariosto (chants IV-VI)

Direction musicale Ian Page
Mise en scène Nicola Raab
Chorégraphe Caroline Finn
Lumière et scénographie Linus Fellbom
Costumes Gesine Völlm
Perruques et maquillages Sofia Ranow

Le Roi d’Ecosse Johannes Weisser
Ginevra Roberta Mameli
Dalinda Francesca Aspromonte
Ariodante Ann Hallenberg
Lurcanio Martin Vanberg
Polinesso Christophe Dumaux
Odoardo Olof Lilja

Danseurs Sakurako Awano, Elisabeth Ludwig, Emilia Fridholm, Javier Perez Perez, Jonathan D Sikell

Drottningholmsteaterns orkester

Drottningholms Slottsteatern, 13 août 2019.

Pour la deuxième année consécutive, le Drottningholms Slottsteatern nous propose des productions étonnantes, un pied dans l’ancien, l’autre dans le moderne, avec des plateaux de grande qualité. Cet Ariodante, incarné par l’artiste en résidence Ann Hallenberg, surprend autant par sa distribution vocale de grande classe que par la mise en scène de Nicola Raab, qui va fouiller les tréfonds des âmes des protagonistes dans une relecture au plus proche du texte et des ambitions de l’Arioste.

Parmi mes boîtes magiques préférées, mes vases essentiels proustiens, il y a Santa Maria dei Miracoli à Venise, coffre à bijou Renaissance en marbres précieux construit pour abriter l’icône d’une Vierge miraculeuse, mais aussi le théâtre du château de Drottningholm, boîte en pin peint imitant le marbre, créé à l’époque afin de limiter les coûts de construction pour une famille royale mélomane désargentée, préservé miraculeusement des ravages du temps d’abord par oubli puis par son utilisation comme réserve à outils de jardin avant sa redécouverte au XXe siècle. Ici, le temps s’est arrêté pendant quelques siècles et les baroqueux du monde entier viennent visiter Drottningholm en pèlerinage et profiter de productions baroques et classiques quasi dans leur jus.

Pour d’autres, c’est mon cas, c’est aussi l’occasion, et le plaisir chaque fois renouvelé, d’entrer dans un décor de Bergman qui y tourna (ou du moins s’en inspira car, pour des raisons techniques, il ne put utiliser le lieu réel) sa célèbre Zauberflöte automnale. Et l’un des grands bonheurs de Drottningholm est de se promener le long du lac et des copies de statues antiques, dans le jardin anglais et de confronter leurs pâles images aux souvenirs des plans d’Ingmar (les fesses de l’Apollon du Belvédère, par exemple).

Pour le public de Stockholm, le 13 août, c’est déjà la fin de l’été (décalage scandinave des saisons), l’occasion de se retrouver et de finir les vacances en beauté sur une note culturelle de bon goût, ou de reprendre contact doucement avec l’activité tout en s’offrant encore de longues sorties. L’ambiance y est toujours bon enfant, un peu upper class en goguette (prix tout de même assez prohibitifs) mais détendue et peu guindée.

Ce soir-là, le public était fort mêlé, avec un grand contingent de français, et un quota assez étonnant d’anglophones, espèce pourtant rare dans les salles locales.

Si le plaisir est toujours grand, les attentes sont souvent déçues. De la trilogie Mozart Da Ponte sur 3 ans (2015–2017), on ne garde que la direction de Minkowski (peu satisfaisante, voire décevante scénographie avec tréteaux et rideaux de pacotille). L’Orlando Paladino de Haydn (2012) ne tenait debout que par la grâce de la musique et de la farce bouffonne dans un décor de carton-pâte dont le seul mérite était d’utiliser à fond la machinerie et les décors d’époque sans grande originalité. Et l’an passé, un Pygmalion japonisant et dansant contemporain s’avérait un peu lassant à côté de Syskonen av Mantua, ré (re?)création alliant musique contemporaine et monteverdienne dans ce qui aurait pu être une chimère monstrueuse mais en réalité une vraie réussite surprenante dans le dialogue ancien-moderne et qui a désarçonné le public, toujours un peu frileux. On se souvient des visages interdits d’un public arty, peu opératique et venu sans doute surtout pour les interventions sur les décors de l’artiste star Karin Mama Anderson, à la fois respectueuses et minimales. Sans compter d’autres productions dont il ne nous reste malheureusement (ou heureusement) aucun souvenir.
Nous attendions donc avec circonspection cette production annuelle couplée avec Dövheten (Surdité), dans la série des créations contemporaines Esprit ! comme Syskonen av Mantua l’an passé, en partenariat avec Kungliga Dramatiska Teatern (le Théâtre Dramatique Royal).

Le librettiste d’Haendel, Antonio Salvi, adapte les chants IV, V et VI du poème Orlando Furioso de l’Arioste comme suit :
Ariodante aime Ginevra, la fille du Roi vieillissant, qui l’aime en retour. Le roi, aimant beaucoup sa fille, donne la préférence à son amant au détriment de Polinesso, Duc D’Albany, lequel est aimé sans réciprocité par Dalinda, femme de chambre de Ginevra, qui, elle, est aimée sans réciprocité par Lurcanio, frère d’Ariodante (Il y a aussi Odoardo, favori du Roi, qui traîne par-là, qui prépare les fêtes de mariage et informe mais on en parle peu et il chante conséquemment peu). Polinesso intrigue et manipule Dalinda…
On peut résumer ainsi la trame d’Ariodante : amour, trahison, mensonge, duel, vérité, réconciliation.

Un argument d’opéra à la fois complet et fort simple à la limite de l’indigence si on omet la flamboyance des airs mais qui pose d’évidents problèmes de mise en scène aujourd’hui. Doit-on jouer le jeu de la rigueur mathématique et musicale du genre on ne peut plus classique avec un fort esprit de sérieux ou tenter de bousculer les quilles ?

Ballet de convenances et brouillage des genres

On en est là lorsque le rideau s’ouvre très lentement (ce gimmick reviendra à chaque fois) sur la scène encombrée d’une dizaine de personnages en néo costumes d’époque, signés Gesine Völlm, paniers et mousselines, perruques perchées et costumes de satin. On notera des bustiers pigeonnants très raides (et assez modernes) pour les femmes et des mini paniers pour les personnages nobles, Ariodante et Polinesso, à la taille correspondant à leur rang et jouant gentiment et assez finement sur les brouillages de genre (Ariodante chanté par une mezzo, rôle initialement écrit pour un castrat, et Polinesso chanté par un haute-contre, initialement pour une contralto). On ne distingue ni les chanteurs des danseurs ni les personnages les uns des autres. Tous s’agitent de mouvements mi-gracieux baroques mi-cassés hip hop tels des poupées prisonnières d’une boîte à musique. On pense à la maison de fantômes de Céline et Julie vont en bateau de Rivette ou, plus près de nous, au brouillage des repères de la Zauberflöte de Castellucci (lire le compte-rendu de David Verdier).

Acte I
Nous sommes dans ce premier acte géométrique du bonheur solaire (les accords des amants et les préparatifs des noces à peine gênés par les quelques accrocs des amoureux contrariés Polinesso, Lurcanio, Dalinda) mais sans cesse perturbé par la présence de ce ballet irritant et inquiétant et, aussi par les lumières bleutées, nocturnes, à mi-hauteur, qui retardent l’identification, la caractérisation des personnages et de ce que l’on prend au début pour leurs doubles dansés (là encore Castellucci et bien sûr L’Orfeo de Gluck, version Pina Bausch, nous viennent à l’esprit).

Rapidement, un danseur se détache de la troupe en se débarrassant de son costume hors scène dans ce que l’on prend tout d’abord pour des échanges de rôle permettant aux danseurs et chanteurs de quitter la scène sans que le nombre de présents ne change (ils occupent tout l’espace). En fait, il s’agit d’un mouvement plus général de dépouillement qui s’amorce mais qu’on ne soupçonne pas, d’autant que le danseur, habillé de noir, entoure Polinesso de ses mouvements pendant Coperta la frode, aria qui découvre la noirceur de Polinesso. Une noirceur incarnée mais tellement dépassée par le monstrueux Polinesso, tout en masculinité et pilosité dans sa voix suraiguë, qu’il en chasse son frêle double.

Christophe Dumaux (Polinesso) et sa part noire

La critique de la norme est un passage obligé de cette mise en scène, et après le brouillage du genre, on trouve également la critique du pouvoir, avec un Roi fantoche (accompagné d’un couac de trompette plutôt bienvenu pour le coup), fanfaronnant (autre accident heureux de la voix un peu criarde  et pas très assurée dans les bas(s)es, de Johannes Weisser), portant une couronne ridicule et assis sur une chaise cannelée, illuminée in extremis (décidément toujours des difficultés…) et faisant office de trône cheap. La scène, déjà ridicule en soi, gagne en bouffonnerie lorsque les nombreux décors changent à vue pendant l’air. Tout y passe ou presque : colonnades, tentures, faste du pouvoir et volonté changeante, tout pour satisfaire, aussi, nos propres envies de spectateurs : tout voir de cette machinerie (on se rappelle a contrario notre frustration lors de la trilogie Mozart/Da Ponte qui évitait soigneusement de jouer avec le « patrimoine » scénique du lieu).

Décidément, on ne croit pas à cette histoire, on ne croit pas à ce pouvoir et certains personnages s’affranchissent ou veulent s’affranchir des ombres qu’on agite autour d’eux. Voilà qui nous tire non plus vers le livret light, mais plus sérieusement vers sa source, le poème de l’Arioste, ces histoires invraisemblables écrites, lues pour le plaisir de la fantaisie au-delà de leur caractère de marionnettes tête de bois et qui pour certaines, comme Astolphe, s’affranchissent de plus en plus de la tyrannie de la vraisemblance au point d’aller chercher la raison perdue de Roland jusque sur la lune !

Un autre point intéressant de la mise en scène évoluant dans une atmosphère très figée, c’est d’être allé animer physiquement les personnages. Là où on entend l’échauffement des cœurs dans Volate amori et Se rinasce nel mio cor, on sent une véritable sensualité débordant des corps, avec des rapprochements somme toute assez chastes mais éloquents, signifiants et surprenants autant que les vocalises entrelacées des deux amants qui elles aussi s’incarnent.

Le bal précédant le mariage clôt l’acte par une image collective. Les danseurs noirs saturent l’espace occupé statiquement par tous les personnages qui attendent de chanter le chœur final et incarnent, croit-on, la scélératesse de l’un, la tromperie de l’autre, les attentes déçues, le ressentiment, mais aussi les futurs désespoirs. Toutes ces parts noires s’agitent autour des personnages incurvant leurs corps aux destins tout tracés.

Transparence, opacité, mouvements

Au final, un rideau de plastique tendu en arrière scène est arraché par les danseurs et amené avec volutes sur le devant de la scène. L’opacité, le faux semblant s’installent.

C’est donc un acte d’exposition en mouvements de groupe, de troupe, de recomposition de couples, avec toujours de sensibles mouvements qui animent les présents, danseurs et chanteurs. Assez noir, fouillé scéniquement jusque dans l’arrière scène alors qu’on peut aisément s’ennuyer dans une mise en scène de cet acte de pures convenances et d’installation bien éloignée de nos attentes de spectateurs de théâtre moderne.

Notons aussi que chaque chanteur a eu pour final de son propre da capo l’occasion de montrer ses talents en ornementations avec un orchestre qui laisse beaucoup de champ sinon tout l’espace et que Drottningholm n’a jamais (ré)sonné aussi bien. C’est l’un des nombreux mérites du chef Ian Page que de s’être effacé autant et de laisser brièvement la place aux chanteurs et au lieu.


Acte II

Vient alors le second acte, supposément nocturne. La scène est toujours aussi globalement sombre mais éclairée par des lumières bleutées peut-être un peu moins diffuses et plus centrées sur les personnages. Une atmosphère de décrépitude s’est installée (pas d’opposition comme attendu mais le temps qui a passé) : les crinolines ont perdu leurs atours et se laissent voir pour ce qu’elles sont, des prisons et des carcans dont on cherche à se débarrasser et qui montrent de plus en plus la nudité des personnages.

Polinesso tend son piège (le rideau de plastique sur le devant de la scène) et propose à Ariodante de lui montrer l’infidélité supposée de Ginevra, en fait Dalinda, allongée sur le plastique avec la crinoline de sa maîtresse.

Ariodante veut se tuer, arrêté in extremis par son frère Lurcanio, qui lui confisque son épée. C’est le moment du grand air d’Ariodante, pendant lequel Ann Hallenberg emporte la mise, Scherza infida, avec ces silences très marqués, ces cordes désolées, ce basson totalement déchirant (Jani Sunnarborg, très exposé).

Le début de l’acte est marqué par l’utilisation du décor de la forêt. Vaste forêt de Chrétien de Troyes, ou selva oscura du chant I de La Commedia de Dante, nos personnages sont nel mezzo camin di [la lora] vita, dans la forêt de l’incurie et/ou des désirs mal maîtrisés. L’équipe joue de tout cela, en faisait sortir, arbres et personnages (des coulisses mais aussi du centre de la scène par d’ingénieuses trappes), mais également personnages/arbres comme Dalinda, enguirlandée de feuillages et tournant le dos à la scène. Souvenir plutôt fin d’un épisode de l’Arioste absent du livret (pourtant dans le chant VI mais au début) : Astolphe changé en myrte par la sorcière Alcine, soit l’amoureux transi qui végète.

On retrouve un certain brouillage concernant la caractérisation des personnages en même temps qu’un dépouillement successif (vêtements, feuillages, accessoires). Les personnages sur le devant de la scène l’occupent de plus en plus, les éclairages sont plus francs et la pluralité se fait plus rare. C’est le cœur de l’individu qui est ici recherché.

Au fond de la scène, le plastique cachait des panneaux de miroirs (en trois parties). Ils difractent progressivement la lumière qui s’échappe des coulisses, métaphore de la vérité qui se dévoile, montrent également de plus en plus dans leur reflet ce qui est habituellement caché : l’envers du décor qui se délite au fur à mesure (d’abord un côté puis l’autre). Là encore, nos envies de spectateurs sont doublement comblées.

D’autant que pendant le récit d’Odoardo qui rapporte au Roi qu’Ariodante s’est jeté dans la mer, la lumière bascule sur les miroirs, en fait sans tain, et nous montre derrière les panneaux, légèrement opaques donc, Ariodante les bras en l’air englouti par les flots. Et encore une belle machinerie dévoilée de vis sans fin.

Superbe aria de Ginevra, Mi palpita il core, non encore informée de son malheur que le cœur qui palpite étrangement pressent sans doute, tandis que le Roi et Lurcanio, l’un plus ridicule et l’autre plus raide que jamais, en appellent à la Loi vengeresse.

L’acte se termine sur l’étrange récitatif de Ginevra accompagnée de Dalinda, qui ne sachant si elle rêve ou non tant les malheurs l’accablent, semble en transe. Les danseurs ont entre-temps apporté un lit trop petit (Ginevra, enfant-jouet des circonstances et des hommes) et tâchent de l’endormir. Ici leur rôle change une fois de plus de direction, annonçant l’arrivée du ballet devant clore l’acte, ils ne sont plus la part sombre des personnages mais des sortes d’adjuvants plutôt bienveillants, avec des très beaux portés venus de Pina Bausch. On songe à Café Müller dans l’esprit « déambulation en rêve éveillé ».

Pressentiment (Roberta Mameli)

Des sommets sont encore atteints par le chant de Roberta Mameli, pendant Il mio crudel martoro, qui nous tirent tout simplement des larmes de bonheur et de tristesse tant son engagement vocal et scénique laisse pantois. Ce soir Il mio crudel martoro a peut-être fait oublier Scherza Infida.
Ginevra est habilement pliée dans son étroit lit (encore une belle idée visuelle) pendant que les Songes Agréables et Funestes livrent leur ballet attendu.

La mise en scène de cet acte central retrouve tout le suc du poème de l’Arioste, au centre duquel (Chant XXIII) se trouve le pivot de l’œuvre qui déclenche la fameuse furor de Roland. Roland l’amoureux transi d’Angélique, trouve sur un arbre les noms mêlés de la belle chinoise et de son amant Médor. Yves Bonnefoy l’analyse bien : c’est par le truchement des mots et de la poésie, sons et sens mêlés que le dévoilement se produit, que Roland brise l’image idéale, faussée et chute brutalement dans son intériorité. C’est bel et bien le sens de cet acte II avec des personnages qui s’écoutent, se dépouillent et affrontent leurs démons (les airs mélancoliques d’Ariodante et de Ginevra jusqu’au final pré-psychanalytique du ballet).

Autre point de la modernité de l’Arioste réinjecté dans la mise en scène, la condamnation de l’assujettissement féminin prend la forme, dans le poème, de l’annonce prophétique de la future égalité sexuelle des hommes et des femmes, prononcée par Renaud devant des moines (qui acquiescent d’ailleurs !) en pleine forêt calédonienne (Chant IV). C’est sans nul doute un des nombreux atouts de l’Arioste qui enchanta la société éclairée du XVIIIe, Casanova en tête, qui le connaissait par cœur et en parsema avec bonheur toute son Histoire de ma vie.

Ici la métaphore de Ginevra entravée dans sa crinoline vide de tout tissu, emballée comme un paquet dans le rideau de plastique (on se souvient du réveil de Brünnhilde dans le Ring de Castorf !), tiraillée par les hommes, se développe jusqu’à un baisser de rideau à un tiers de sa hauteur qui tombe sur elle comme un couperet, gênant ses mouvements. Des personnages ballotés, corsetés dans des caractères trop bien définis mais qui par la grâce du chant, de la poésie vivent des expériences cathartiques, voilà l’ambition de cette production.

Dans le poème, le problème est posé ainsi : « La dure loi d’Écosse, inhumaine et sévère, veut que toute dame, de quelque condition qu’elle soit, qui a des relations avec un homme sans être mariée, reçoive la mort ». Il est éludé dans le livret de Salvi et sa résolution, ainsi que le projet, moral, ou anti moral, réformateur en tout cas, de l’Arioste sous la forme de l’intervention/réparation des torts par Renaud, physiquement lors du duel, mais aussi par la déclaration qu’il fait au préalable : « Qu’il soit vrai ou faux que Ginevra ait reçu son amant, cela ne me regarde pas. De l’avoir fait, je la louerai fort, pourvu qu’elle ait pu le cacher. Mon unique pensée est de la défendre. (…) Je dirai encore que ce fut un homme injuste ou un fou, celui qui le premier vous fit de si coupables lois, et qu’elles doivent être révoquées comme iniques et remplacées par une nouvelle loi conçue dans un meilleur esprit ». (Traduction de Francisque Reynart).
’était Renaud, chevalier ô combien moderne, qui venait remettre les pendules à l’heure dans une société corsetée et au ralenti. Cet événement et ce personnage manquent au livret et c’est heureux que la mise en scène réinjecte cette thématique dans l’Ariodante.

Acte III
Alors qu’on aurait pu attendre un retour à la situation du premier acte, le dernier s’ouvre sur un espace scénique de plus en plus désolé, « parsifalien ». Plus de lambeaux de décor, l’architecture des machineries des coulisses offrent leurs grillages de bois ; le miroir au fond réfléchit la lumière des poursuites ; quant aux personnages, ils ont perdu jusqu’à leur statut, puisqu’à leurs sous-vêtements portés au deuxième acte succèdent des sous-vêtements modernes. L’illusion théâtrale a vécu, place à l’être.

Le dernier acte, celui des révélations, du duel, du juste retour des choses est donc placé sur le thème du combat entre l’obscurité et la lumière, une lumière qui doit donc ici dépasser le strict cadre de la situation donnée mais œuvrer aussi au niveau personnel (cette petite boule de lumière que tiendra Ariodante bientôt au creux de ses mains pour Dopo notte, atra e funesta, splende in ciel piu vago il sole). Ici est élégamment rappelé le contexte de l’époque de la création (Londres, les Lumières) mais aussi, beaucoup, Die Zauberflöte. On pensera d’ailleurs beaucoup plus à celle de Castellucci qu’à celle de Bergman, pour le côté brûlant des révélations intérieures/extérieures engageant les chanteurs qui, s’ils ne se montrent à nu, du moins se dévoilent beaucoup devant un corps de ballet devenu spectateurs, vraiment relâchés et appuyés sur un fond de scène qui ne cache plus ce qu’il est : une porte coulissante en bois brut donnant sur l’arrière du théâtre dont on aperçoit les fenêtres malgré la lumière aveuglante qui en sort obliquement.

Derrière le miroir (Ann Hallenberg et Roberta Mameli), la lumière du jour aveugle

Parmi les moments les plus réussis, le duel Lurcanio/Polinesso dont l’enjeu est Ginevra « empaquetée » (toujours enroulée dans sa feuille de plastique) avec un combat assez embrouillé d’où surgissent maintes épées brandies par tous les protagonistes, eux aussi tous engagés symboliquement dans cette lutte et venant, ici, défendre leur bout de gras. Et on retrouve aussi l’idée comique castorfienne de la multiplication des armes (Die Walküre, Bayreuth 2013–2017) et de leur « ferblanterie », pour reprendre l’idée de Boulez sur les accessoires wagnériens. Par ailleurs, la relative absurdité de ce combat nous renvoie, une fois de plus, à une bouffonnerie de l’Arioste puisque le combat… entre Ariodante et Lurcanio était interrompu par l’arrivée de Renaud qui tuait Polinesso, « lance fixée dans le corps [et]  (…) jeté à six brasses de son destrier » (chant V) !

Autre bonne idée, la mort de Polinesso qui tombe… mais qui n’est pas le seul ! Il s’agit ici, bien sûr, de mort symbolique, d’un passage à un autre état pour tous les personnages. Ariodante reparaît, casqué cette fois, de ce casque à plume qui renvoie autant, j’imagine, au casque perdu de Ferragus, qui ouvre le poème, aux heaumes recherchés des héros de l’Arioste (Roland et Renaud dont l’un appartenait à Mambrin et qui inspirera le désir d’un plat de barbier par le chevalier à la Triste Figure ((NdR : Don Quichotte))) mais aussi à ces accessoires de théâtre dont s’affublaient les chanteurs de cette époque, castrats en tête, plumages luxueux adaptés aux ramages flamboyants et qui rappellent une fois de plus le contexte de création : la perte de son castrat Senesino et la rude concurrence de Farinelli qui forcèrent Haendel à se lancer dans l’écriture d’un opéra parfait (no filler comme on dit dans le langage pop moderne) pour se renflouer.

Plusieurs fois, les personnages sont tentés de s’approcher lentement de l’inaccessible coulisse et de sa lumière mais ça leur est violemment refusé (l’esprit die Zauberflöte encore).

Ce sera finalement Ariodante, casqué mais sachant enfin pleinement sa condition d’acteur, campé sur une jambe, enfin désinvolte, et contemplant la lumière (option Mort à Venise de Visconti) qui fera le pas décisif et franchira le faisceau après le chœur final Sa trionfar ognor.

La vertu a triomphé, certes, mais on ne peut pas vraiment dire que l’innocence l’a escortée (Sa trionfar ognor). L’opéra, son expérience, sa poésie, ses ténèbres et sa lumière ont donné une toute autre leçon, dans une véritable école des amants renouvelée, plus proche des expérimentations hardies de l’Arioste que l’extrait du poème dont Antonio Salvi a tiré le livret plutôt fade pour Haendel. C’est ce qui nous remplit intellectuellement et nous hisse scéniquement au niveau des arie, pour ce qui est, sans conteste, la meilleure production vue à Drottningholm, voire à Stockholm (avec le Rosenkavalier de Christof Loy), depuis des années.

Notons que la mise en scène inspirée de Nicola Raab fut largement soutenue par une équipe véritablement au diapason, avec au premier rang, les lumières de Linus Fellbom, qui outre la mise en scène du succès public Dracula à Kungliga Operan a aussi mis en lumière le retour scénique du groupe culte de hardcore Refused !

Les chorégraphies contemporaines de Caroline Finn ont pu agacer certains mais elles sont à mon avis plutôt affutées, respectueuses du lieu, de son histoire mais aussi de ses ambitions présentes : éviter de transformer Drottningholm en un musée musical confit. Par ailleurs le ballet intégré participait au mouvement de troupe général au cœur du projet de la production, si ce n’est de la société suédoise.

La distribution et l'accompagnement de l'orchestre

Johannes Weisser était le Roi d’Écosse, on l’a dit, le maillon faible de cette production, un peu bancal vocalement avec des basses peu assurées (un comble) mais avec de rares échappées bienvenues vers les aigus. Ce côté peu assuré et un peu époumoné servait plutôt bien le propos, ceci équilibrant cela.
Roberta Mameli était Ginevra et le cœur sinon l’âme de la soirée. On n’a eu peu de moments de cette ampleur vocale et scénique à Stockholm et à Drottningholm en particulier. Grandes arie, grands duos, grande dame. Elle a souvent embué nos yeux.
Ann Hallenberg tenait très solidement le rôle d’Ariodante, abordant toutes les agilités extrêmes du rôle avec bonheur et, presque facilité. Sans douté était-elle un peu moins touchante, mais c’est le rôle, que Mameli, et le dernier Infida était un peu trop âpre et outré, mais c’est un détail.
Le timbre du haute contre Christophe Dumaux en Polinesso, m’est apparu quelquefois ingrat, mais sa mâle présence et sa malveillance était tout à fait bluffantes. Et avec des ornements tirant sur les extrêmes aigus, proprement surnaturels qui rachetaient toute réticence.
Francesca Aspromonte était une Dalinda toute en fraîcheur et suavité avec ses arie si sautillantes alors que le rôle contient une certaine tristesse tandis que le ténor Martin Vanberg, Lurcanio, était, lui, tout en raideur, et c’est encore le rôle, avec des ornements assez retenus par rapport aux feux d’artifice des autres malgré une belle voix. Olof Lilja était l’absent/présent Odoardo sans grand relief mais bienvenu.

Le chef Ian Page a géré son affaire de manière solide, un peu placide peut-être, sans tirer trop sur les moments vifs (quoique le ballet de la fin du deuxième acte était assez enlevé), cherchant plutôt l’introspection visée par la production. Les cordes, réputées un peu moins solides, me sont plutôt apparues de bonne tenue. Si couacs il y a eu, ce fut au niveau des cors, lors des parties royales, toujours sensibles. De beaux hautbois, un beau basson, un violoncelle baroque solo aux sonorités gambistes et une délicate harpe baroque, que demande de plus le petit peuple de Drottningholm ?

 

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Guillaume Delcourt
Il collabore, en amateur revendiqué, depuis les années 2000 à divers médias, de la radio associative à la programmation et l’organisation de concerts, festivals et happenings (Rouen, Paris, Stockholm) dans les champs très variés de la musique dite alternative : de la pop à la musique électro-acoustique en passant par la noise et la musique improvisée. Fanziniste et dessinateur de concerts, ses illustrations ont été publiées dans les revues Minimum Rock n’ Roll et la collection Equilibre Fragile (revue et ouvrages) pour laquelle il tient régulièrement une chronique sur la Suède. Il contribue, depuis son installation sous le cercle polaire, en 2009, à POPnews.com, l’un des plus anciens sites français consacrés à la musique indépendante. Ces seules passions durables sont À La Recherche du Temps Perdu de Marcel Proust, les épinards au miso et la musique de Morton Feldman. Sans oublier celle de Richard Wagner, natürlich.

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