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Al gran sole, les toujours actuelles leçons de Nono à Bâle

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Basel. Theater. 14-IX-2019. Luigi Nono (1924-1990) : Al gran sole carico d’amore, Action théâtrale sur des textes choisis par Luigi Nono et Yuri Lyubimov. Mise en scène : Sebastian Baumgarten ; décor : Janina Audick ; costumes : Christina Schmitt ; chorégraphie : Beate Vollack ; vidéos : Chris Kondek. Avec : Sara Hershkowitz, Cathrin Lange, Sarah Brady, Kristina Stanek, soprano 1-4 ; Rainelle Krause (Tania) ; Noa Frenkel (contralto, la Mère) ; Karl-Heinz Brandt, ténor ; Domen Križaj (baryton) ; Andrew Murphy, Antoin Herrera-Lopez Kessel, basses ; Ingo Anders (Officier) ; Constantin Rupp (Soldat). Chor des Theater Basel ; Sinfonieorchester Basel ; direction : Jonathan Stockhammer

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Le Théâtre de Bâle fait honneur à sa réputation en présentant dans des conditions idéales un des chefs-d'œuvre de l'opéra d'après 1945.

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Cela fait dix ans que l'une des œuvres majeures de n'avait pas connu les honneurs de la scène, au Festival de Salzbourg en 2009 ; la complexité extrême de l'œuvre peut certainement décourager les organisateurs, mais n'est-ce pas aussi l'idéalisme révolutionnaire, certains diront la naïveté du compositeur qui priverait Al gran sole carico d'amore de toute actualité ? Trente ans après la chute du mur de Berlin, deux scènes du monde germanique la mettent à l'affiche, Bâle à l'automne, Mayence au printemps prochain, et ce n'est certainement pas un hasard. Nono n'est pas un rhéteur, un vendeur de théories politiques – c'est un artiste. Au grand soleil d'amour chargé, c'est un vers de Rimbaud, dans un poème en hommage aux femmes de la Commune. La poésie, la Commune, les femmes, c'est aussi ce que Nono place au centre de son œuvre, parce qu'avec toute son admiration pour les masses et toute la délicatesse de son écriture chorale Nono s'intéresse d'abord à l'individu dans le processus révolutionnaire, l'individu qui devient acteur de son destin – la Jeanne-Marie de Rimbaud, la Mère de Gorki et Brecht, telle ou telle pionnière des révolutions sud-américaines. Ces révolutions sont des révolutions vaincues, ces femmes y ont souvent laissé leur vie : l'œuvre est d'abord un mémorial, réhabilitant la place des femmes comme forces motrices et non comme simples spectatrices.

Le travail du son n'est pas au centre du projet de l'œuvre comme ce sera le cas une décennie plus tard avec Prometeo, mais l'expérience sonore que procure Al gran sole est d'ores et déjà d'une intensité peu commune. L'interaction entre la scène, la fosse et l'électronique enveloppe le spectateur dans un flux sonore continu, qui n'a rien à voir avec la transe sans contenu que fabrique la musique minimaliste : l'atmosphère créée ouvre au contraire le spectateur au contenu politique et émotionnel de ce que présente Nono. On ne peut qu'admirer le degré de précision et de naturel que, dès cette première, et toute l'équipe musicale a réussi à susciter chez les nombreux participants à l'aventure, chœur et orchestre comme distribution vocale.

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La voix, dans ce qui n'est pas vraiment un opéra tout en étant pleinement théâtre musical, est essentielle chez Nono, amateur de Verdi et de bel canto, et en particulier ici la voix féminine : Nono ne ménage pas ses interprètes, les quatre sopranos surtout, confrontées à une tessiture très aiguë – on ne peut qu'admirer les interprètes du théâtre de Bâle, qui ne tremblent pas devant l'obstacle. Ces voix sont matière sonore, et les frottements qu'engendrent leur superposition créent un univers de sons d'une richesse unique, mais elles sont aussi émotions : incarne la Mère de la pièce de Gorki revue par Brecht, mère qui n'est d'abord qu'une victime collatérale des violences que subit son fils ouvrier avant de se placer elle-même à la tête de la révolte quand il est tué.

Mettre en scène cette œuvre protéiforme est naturellement une entreprise périlleuse, qui court le double risque de l'inintelligibilité et du simplisme. , qu'on connaît sans doute en France d'abord pour un Tannhäuser très contesté à Bayreuth, a choisi de privilégier la clarté du discours, et il n'a pas entièrement échappé aux clichés, notamment dans le choix de costumes d'un réalisme un peu dépassé. Beaucoup de spectateurs ont sans doute été surpris de la fluidité du spectacle, et c'est là sa grande réussite : le fait que les surtitres précisent l'origine de chaque texte, de Louise Michel à Marx, de Gramsci à Brecht, facilite grandement la compréhension des différents moments de l'œuvre. Baumgarten, contrairement à la mise en scène salzbourgeoise de Katie Mitchell, ne fixe pas l'œuvre dans un souvenir un peu chromo des révoltes passées, mais en souligne l'actualité en plaçant en écho, notamment par les projections vidéos, des épisodes plus contemporains, la France étant par exemple représentée par les émeutes de Clichy-sous-Bois en 2005, sans parler d'éléments plus récents qu'il est inutile de rappeler. Ce qui intéresse Nono et ce que représente Baumgarten, ce n'est pas la violence pour elle-même, mais l'élan intime et collectif qui pousse à ne plus supporter, à ne plus accepter, et ils montrent avant tout la violence des dominants qui pousse à la révolte. La forme scénique à donner à cette œuvre hors normes n'est sans doute pas encore trouvée, ici comme ailleurs, mais le spectacle proposé à Bâle a le mérite de la rendre accessible à tous et d'offrir au public une expérience sensorielle comme on en vit rarement.

Crédits photographiques : © Birgit Hupfeld

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