Créé au King’s Theater de Haymarket le 20 février 1724, le très populaire Giulio Cesare de Haendel rassembla pour l’occasion la fine fleur des chanteurs de son temps, du castrat Senesino à la sulfureuse soprano Cuzzoni. Le compositeur a remanié son opéra suivant la disponibilité des artistes, ce qui explique la multiplicité des versions dont beaucoup demeurent inédites. Le succès fut immédiat et durable, le livret centré sur deux monumentales figures de l’Antiquité présentant une intrigue moins touffue que d’ordinaire, la partition regorgeant de pages brillantes qui figurent au programme de nombreux récitals contemporains.

Tragédie du pouvoir et de l’amour, l’œuvre atteste la maîtrise du Saxon dans la caractérisation des personnages et leur évolution psychologique : Cléopâtre prise au piège de sa passion pour César et désireuse d’un pouvoir absolu, son frère Ptolémée alternant flatterie doucereuse et cruauté, et un César à la fois conquérant et conscient de la brièveté de la vie. Les figures secondaires sont peintes avec la même subtilité et le traitement instrumental est – comme toujours chez Haendel – un miroir du personnage, préfigurant les procédés illustratifs du Haydn de La Création.

À une époque où l’on s’évertue à mettre en scène des œuvres non conçues pour le théâtre, il est toujours étonnant de penser qu’un opéra de quatre heures peut s’en passer : en ce 24 septembre au Théâtre des Champs-Élysées, tout repose sur l’art du chef pour emmener le spectateur dans les méandres de ces passions sulfureuses. Une ouverture parfaitement exécutée fait sentir que l’action sera rondement menée, des cordes d’une cohésion redoutable dessinant à la pointe sèche les rythmes pointés où tant de chefs ont su discerner une pluralité d’affects – ici Christophe Rousset joue plutôt la carte d’une efficacité rythmique univoque. Remarqué dans La divisione del mondo de Legrenzi, Christopher Lowrey campe un César à la voix d’une rondeur avantageuse, son « Presti omai » et le fier « Va tacito » montrent une parfaite fusion des registres. La beauté de la ligne est souveraine dans l’invocation en récitatif accompagné « Alma del gran Pompeo ». Ces moments où l’orchestre développe un tapis harmonique seront d’ailleurs les instants les plus réussis de l’opéra, comme dans le fameux « Dall’ ondoso periglio » de l'acte III ou le brûlant « Che sento » (acte II) incarné par une Karina Gauvin en prise à un choix cornélien.

Cléopâtre n’est pas une nouveauté pour la soprano canadienne. Son personnage a au fil des années acquis une palette de couleurs et une autorité qui en renforcent la crédibilité dramatique. La voix possède toujours cette mobilité idéale pour le mutin « Non disperar, chi sa » à laquelle répond ce soir un orchestre bien sérieux, et montre un contrôle du souffle parfait dans l’enjôleur « V’adoro, pupille », discrètement soutenu par une harpe délicate. La mezzo Ève-Maud Hubeaux apporte une certaine noblesse au personnage de Cornelia : son superbe « Priva son d’ogni conforto », paré de nuances impalpables, semble laisser de marbre les musiciens avares de couleur, mais le duo avec Sesto « Son nata a lagrimar » saura les engager à davantage d’intensité expressive.

Dans ce dernier rôle, Ann Hallenberg parvient – en dépit des ornementations acrobatiques imposées – à tirer son épingle du jeu, en campant un juvénile et bouillonnant vengeur. Et son doux « Cara speme » accompagné par un continuo attentif et sensible lui laisse l’espace nécessaire à l’épanouissement du timbre. La présence de la mezzo suédoise est impressionnante, elle réussit également à donner dans la rapidité une éloquence poétique quand l’orchestre veut bien la seconder sur le plan illustratif (« L’angue offeso »). La psyché passablement tourmentée de Tolomeo est ce soir remarquablement détaillée par un Kacper Szelążek vaguement inquiétant, aussi à l’aise dans le suave « Belle dee di questo core » ou dans le furieux « L’empio, sleale ». Dans le rôle plus mince d’Achille, Ashley Riches sait camper un personnage convaincant, le vibrato un peu prononcé amollissant parfois la direction musicale.

Le formidable plateau a valeureusement exécuté des da capo ornés d’une virtuosité souvent vaine, mettant à mal les qualités vocales et apportant un démenti systématique à l’expression des caractères. Grand acteur de cet opéra très développé, Les Talens Lyriques ont fait preuve d’une précision admirablement métronomique. Seules manquaient respirations et sensualité pour lors incarnées par le solo de Gilone Gaubert au violon (« Se in fiorito ameno prato »), le souffle vivant des cors et le continuo souple et coloré d’Emmanuel Jacques au violoncelle.

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