A Strasbourg, la descente aux enfers du 4.48 Psychosis de Philip Venables

- Publié le 29 septembre 2019 à 09:14
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En collaboration avec le festival Musica, l'Opéra du Rhin présente cet opéra créé à Londres en 2016.

Il agace, cet opéra, il dérange. Ses partis pris relèvent parfois d’une radicalité déjà vue ou de moyens musicaux faciles. Ces assauts de lumière crue quasi stroboscopique, cette surenchère de décibels et ce bruit blanc teigneux, les fallait-il vraiment ? On suppose que le metteur en scène Ted Huffman a voulu soumettre le spectateur à une thérapie de choc, lui faire vivre le traitement des patients psychotiques plutôt que le lui raconter. Les plages plus paisibles et minimalistes, faites de nappes harmoniques, accordent leur potentiel anxiogène à celui d’un décor dépouillé et clinique, tout en blanc, sur lequel tranchent discrètement les tenues, banales et grises, des six chanteuses qui occupent la scène en permanence. Il faut reconnaître que sans les déferlantes qui les encadrent, elles n’auraient peut-être pas la même intensité.

La soprano Gweneth-Ann Rand est remarquable d’engagement et c’est aussi grâce à elle si on peut plonger peu à peu dans cet univers psychiatrique, où les face-à-face de son personnage – neutre, et pour lequel aucun indice de genre n’est précisé – avec le médecin sont durs, mais pas totalement dénués d’humanité. Sans rôle fixe, les cinq autres chanteuses figurent ses voix intérieures, souvent entrelacées dans une polyphonie vocale d’une belle intensité.

Philip Venables, qui a reçu pour cet opéra créé en 2016 à Londres l’autorisation d’adapter la pièce éponyme de Sarah Kane, n’a quasiment pas altéré le texte original, dont on retrouve intacte la volonté de briser toute logique discursive. On s’approche par moments du théâtre accompagnée d’une musique de scène, a fortiori dans les passages parlés. Parfois, un duo de percussion martèle, à la façon d’un langage tambouriné sommaire, le rythme d’une conversation, dont les mots sont projetés de façon syllabique sur le mur central du décor.

Agaçant, ce matériau musical souvent minimal ou grossier par sa facture… mais qui fonctionne tellement bien. Un flux de musak insipide diffusé par un petit haut-parleur low-fi suffit à mettre sous tension certains passages parlés, tandis que des accords parfaits aussi massifs que rustiques d’orgues synthétiques, entre église et Pink Floyd, surlignent une scène biblique hallucinée. Des boucles rythmiques musclées façon blockbuster font monter le pouls, une valse grinçante de fête foraine, déjà maintes fois entendue, le fait redescendre.

Venables chasse aussi sur les terres de la référence historique, ce qui nous vaut un chant sur un ground aux faux airs élisabéthains, perturbé par une abyssale ligne descendante électronique à l’effet hautement dépressif. John Baker conduit les douze musiciens de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg avec attention et précision qui servent parfaitement la mécanique bien huilée de ce spectacle qui continue à agir après les applaudissements – et vient ajouter à la programmation déjà riche du festival Musica un événement marquant.

4.48 Psychosis de Venables. Strasbourg, Opéra du Rhin, le 22 septembre.

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