Pour son deuxième opéra, L’Inondation, le compositeur Francesco Filidei a travaillé avec l’auteur et metteur en scène Joël Pommerat, autour de la nouvelle éponyme d’Evgueni Zamiatine. Le but de cette collaboration ? Écrire dans un processus commun texte et musique pour proposer un nouveau regard sur l’opéra. Au cours de plusieurs ateliers d’improvisations simultanées, compositeur et librettiste ont abouti à une fusion du son et du verbe. Cela se ressent sur la scène de l'Opéra Comique : l’intensité dramatique du livret, souvent atténuée ou ralentie par les exigences du temps musical, est ici soutenue et portée tout au long des deux heures que dure la pièce.

Devant nous, la coupe verticale d’une portion d’immeuble de trois étages. En bas, un couple infertile, qui recueille une jeune fille orpheline dont l’arrivée va perturber considérablement leur équilibre, jusqu’à son meurtre par la Femme ; au deuxième étage, une vie de famille banale, deux enfants, un bébé ; en haut, l’officier de police, parfois narrateur omniscient. Le tout sur fond d’une menace : le débordement du fleuve voisin et la dangereuse inondation qui en résulte. Lorsque cette dernière a lieu, l’histoire bascule dans le drame, comme la traduction climatique des malaises psychologiques qui règnent depuis le début.

L’orchestre de Filidei nous plonge dans la vie acoustique d’un immeuble familial, en adéquation avec ce que transmet le décor : gammes de piano du voisin, bruits d’oiseaux, souffles des tempêtes de vent, tintement du carillon d’une porte, figuration du vol d’une mouche aux cordes – les archets sifflant sur le chevalet des instruments. Les cinq percussionnistes, en particulier, animent la scène comme des bruitages au cinéma : sifflet de police, papier bulle, bâton de pluie, verres d’eau, jouet couineur, waterphone, gaines électriques, cailloux…

Mais l’orchestration se fait aussi debussyste pour traduire la tension qui monte comme l’eau du fleuve. Elle rappelle fortement les forces sous-jacentes proliférantes de Pelléas et Mélisande (la scène des souterrains par exemple). Des ostinatos rythmiques et de longues tenues asphyxiantes, souvent aux cordes en harmoniques, propagent le suspens tout au long de l’opéra. Des motifs répétés en boucle, comme des glissandi chromatiques aux violons, des intervalles dissonants dans l’aigu du violoncelle, des cellules sinueuses aux vents, créent l’angoisse. Les péripéties sont d’autant plus marquantes qu’elles sont accentuées par des tutti orchestraux brutaux, telles de grandes fissures dans le mur sonore de la vie quotidienne. Ces cassures semblent s’agrandir au fur et à mesure de la montée de la tension.

Emilio Pomàrico amène l’Orchestre Philharmonique de Radio France dans des nuances pianissimo, où toutes les couches restent pourtant clairement perceptibles. Les climax successifs sont maîtrisés de manière à faire éclater la violence, longuement contenue, lors de l’aveu final de la meurtrière, alors qu’elle vient enfin d’être mère.

Cette Femme, magnifiquement interprétée par la soprano Chloé Briot, nous ignorons son nom. C’est un rôle presque muet, un peu inhumain au début. Tout passe par son corps, par ses gestes. Elle intériorise les non-dits et les blessures du quotidien. On sent son malaise, lorsqu’elle s’assied sur l’extrémité d’une chaise, les jambes tordues, le regard baissé, la plus discrète possible, lorsqu’elle plie du linge, de manière un peu convulsive, pour ne pas croiser le regard de son interlocuteur. Quand elle devient meurtrière et qu’elle peut tomber enceinte, nous apprenons son nom, Sofia, doucement murmuré par son mari. Son humanité devient criante au moment même où, sur son lit d’hôpital, elle crie sa culpabilité lors d’une crise de folie. Le baryton Boris Grappe, l’Homme, suscite une profonde émotion lors des retrouvailles du couple déchiré, alors que la jeune fille a disparu : ses appels à sa femme « Tu es là ? » sonnent comme des illuminations romantiques. Quant au rôle du contre-ténor Guilhem Terrail, le lyrisme exalté l’emporte dans les airs presque tonaux et italiens du narrateur, alors que le policier s’exprime en voie naturelle, par de courtes phrases directes.

Si cette production est tant émouvante, c’est grâce à la symbiose de l’équipe artistique autour du projet. Lumières, décors, costumes et scénographie ont été conçus comme aussi primordiaux que la musique et le drame. La Femme est en tailleur gris, un peu étriqué, trop propre, la jeune fille en chemisier rose. Les lumières n’éclairent que les endroits déterminants de la pièce : un néon glauque pour la salle de bain alors que la jeune fille se rhabille, après avoir couché avec l’Homme, une petite lampe chaude mais fragile pour le moment des réconciliations.

Il est surprenant de voir à quel point le résultat, dramaturgique, musical et scénique est parfaitement limpide lors de la représentation. De quoi déjouer tous les apriori sur la musique contemporaine : l’émotion est là, elle vient à nous et il suffit de la ramasser à nos pieds. Le geste est très fort car il va droit au cœur. L’opéra, un genre que l’on dit trop souvent mort, semble avoir un bel avenir devant lui.

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