Guillaume Tell interroge le pouvoir de la musique à Lyon
Le metteur en scène Tobias Kratzer dessine à travers le Guillaume Tell de Rossini (dans sa version française) le combat du « beau » contre la tyrannie. Cet enjeu est présent dès l’ouverture : une violoncelliste (qui joue la si belle introduction en play-back) voit son instrument fracassé par des individus de blanc vêtus, chapeau melon noir vissé sur la tête, batte de baseball à la main (référence au film Orange mécanique). Sur tout le fond de scène s’affiche une magnifique photo en noir et blanc d’un paysage de montagne, qui est petit à petit recouverte d’une peinture noire, au fil du développement de l’intrigue (l'utilisation de la peinture par Kratzer rappelant ses Huguenots à Nice). Les partisans de Guillaume Tell forgent leurs armes dans des instruments (un fond de violon fixé sur une clarinette forme par exemple une hache). C’est toutefois une vision pessimiste qui triomphe : le noir qui recouvre le paysage de montagne n’est pas lavé et Jemmy (fils de Guillaume Tell) revêt le couvre-chef des tyrans, prêt à reproduire adulte la violence subie étant enfant.
Hélas, peu nombreux sont les interprètes aujourd’hui capables d’interpréter cette partition (et plus généralement le grand répertoire français du XIXème), ce qui explique son actuelle rareté, les œuvres en elles-mêmes étant dignes des plus grands chefs-d’œuvre. L’Opéra de Lyon rassemble ici un plateau vocal très homogène, faisant collectivement triompher le « beau », avec de nombreux moments musicaux d’exception. Comme aux Chorégies d’Orange cet été, Nicola Alaimo interprète le rôle-titre, faisant preuve d’une grande présence scénique et vocale, la technique sachant prendre le relais lorsque le timbre s’élime (notamment dans l’aigu). Sa conduite vocale est dotée d’une grande musicalité, qui favorise l’éclosion de l’émotion.
Le ténor américain John Osborn sert Arnold d’une belle diction française, d’un aigu vaillant et d’un phrasé très délicatement ouvragé, appuyé sur un souffle long. Son timbre clair aux reflets cuivrés ne sonne jamais forcé, y compris dans les passages les plus complexes. Jane Archibald campe une Mathilde sensible et noble, enflammée par la passion dans son duo d’amour. Sa voix flûtée et piquante dans l’aigu, qui se corse dans le bas-médium, bien projetée en dehors de graves étouffés, garde son agilité dans les vocalises et ses trilles gorgés de douceur. Jean Teitgen est inspiré théâtralement, jouant en Gesler une cruelle décontraction. Sa voix large et puissante, au legato bien filé, bénéficie d’un timbre riche en harmoniques.
Un enfant haut comme trois pommes (ou quatre dans la fameuse scène dans laquelle son père doit toucher d’une flèche celle qu’il a sur la tête) interprète le personnage de Jemmy, ne laissant à Jennifer Courcier qu’un rôle de voix off. Ce dédoublement, que rien ne justifie réellement dans le déroulé dramaturgique, n’empêche pas la soprano, à la voix un peu tendre dans le médium, de décocher des flèches vocales qui transpercent les ensembles d’aigus purs et maîtrisés. Le timbre au velouté juvénile sied au personnage dont elle exacerbe le caractère vindicatif malgré sa mise à l’écart scénique.
Enkelejda Shkoza prête à Hedwige un caractère grave, par sa large voix (menée jusqu’au contralto) comme par son jeu. Seule soliste à faire entendre un léger accent, elle structure son phrasé sur un ample vibrato, soufflant sur des graves de braise. Tomislav Lavoie, chef d’orchestre de la rébellion, gère très théâtralement le bris de sa chaise, très musicalement un oubli temporaire des paroles, et très puissamment les exactions commises sur son personnage, auquel les oreilles et les yeux sont arrachés (sale soirée !). Sa voix lisse est émise de manière très directe et nuancée. Philippe Talbot, en smoking, offre à Ruodi une voix et une diction tirées par quatre épingles. Les aigus de poitrine sont aussi brillants que ses cheveux laqués. Patrick Bolleire, affublé d’une crinière adolescente, chante Walter Furst d’une voix solide et épanouie, avec une diction percussive. En Rodolphe, Grégoire Mour a le privilège de participer aux plus belles pages de l’œuvre, de sa voix stable au timbre nasal. Antoine Saint-Espes et Kwang Soun Kim, issus du Chœur, offrent une belle diction et une présence affirmée à Leuthold et au Chasseur.
Le Chœur de l’Opéra de Lyon, personnage à part entière, se montre délicat et tuilé, précis dans les ensembles les plus complexes (celui a cappella notamment), même si quelques écarts de justesse se font entendre lorsque les effectifs sont réduits. De même, les ballets chorégraphiés par Demis Volpi, intégrés à l’action, ne manquent ni de grâce ni d’humour (pour le premier) et de puissance (pour le second). Daniele Rustioni, à la tête de son Orchestre, imprime une lecture très picturale de la musique. Aussi l’auditeur peut-il entendre les paysages et les actions inscrites dans la partition par Rossini. Le violoncelle est léger, les timbales souples, les cuivres pétaradants. La battue se montre champêtre dans les passages contemplatifs, et se fait plus nerveuse dans les pages dramatiques (le chœur « Quand l’orgueil les égare » est pris sur un tempo endiablé). Il tait quasiment l’orchestre pour laisser l’émoi amoureux se murmurer dans le duo rassemblant Arnold et Mathilde.
Moins pessimiste que le metteur en scène, la salle comble sait reconnaître la victoire de la belle musique : à défaut de réellement adoucir les mœurs, elle aura ce soir-là attendri les cœurs.
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