Le Ring à Berlin III : Siegfried et le Mimétisme
Après
trois jours de repos (et une représentation de La Flûte enchantée
signée Yuval Sharon), l'Opéra d'État de Berlin se remet au travail
wagnérien avec Siegfried.
La mise en scène de Guy Cassiers profite de nouveau de la direction
de Daniel Barenboim, qui touche à la synesthésie : le feu
brûle l’oreille du public comme le bouillon de Mime. La production
rend avec cohérence, par une dimension cinématographique, la
dimension morcelée de cette partition (dont la composition fut
interrompue pendant plusieurs années, Wagner se consacrant à
Tristan
et aux Maîtres-Chanteurs).
Voici le troisième secret de Barenboim (les deux précédents sont
dans nos précédents articles) : il s'accroche aux notes clé
communes entre les différents Leitmotive,
qui deviennent des nœuds dans la texture orchestrale.
L’acte II célèbre une fête en l'honneur de la tessiture baryton-basse. Jochen Schmeckenbecher et Michael Volle poursuivent leurs interprétations remarquées en Alberich et Wotan/Wanderer. Schmeckenbecher, énergique et physiquement désespéré, est doué d’une diction détaillée et déploie aussi parfois un timbre plus doux pour rendre son portrait encore plus complexe. Le Voyageur de Volle revisite les anciens terrains vocaux du personnage –la majesté, l’impatience, l’égocentrisme et l’émotivité fragile– mais se déplace aussi vers de nouveaux « pays-bas(se) » : il baisse le tempo dramatique (par la précision et la simplicité de son discours), s’essaie à la calme sagesse d’un Gandalf, et obscurcit son timbre en s’adressant à (la basse) Fafner. Le rôle du géant-dragon est le troisième que campe Falk Struckmann dans cette Tétralogie et le baryton-basse se montre aussi puissant depuis les coulisses qu’en se présentant sur scène, teintant ses derniers mots d’un morendo vulnérable.
L’Opéra Bastille peut se réjouir d’avoir engagé pour son nouveau Ring non seulement Jochen Schmeckenbecher en Alberich et Ekaterina Gubanova en Fricka, mais aussi Andreas Schager pour les deux Siegfried (réservations). Ayant assuré, dans une interview, faire 50 pompes avant chaque acte de Siegfried, le ténor autrichien impressionne certes par son endurance vocale sans commune mesure, mais surtout par son interprétation, approfondie depuis sa première collaboration avec Barenboim en 2013. Sa présence au Nouvel Opéra de Moscou juste deux jours avant pour recevoir le prix russe Casta Diva (pour son Parsifal à Bastille et son Tristan à Berlin) suivie par un concert, pourrait peut-être se laisser remarquer par la trace d’une légère fatigue ou plutôt d’une légère imprécision, mais la prestation est sinon sûre quant à l’intonation, le travail rythmique, l’équilibre des registres et la synchronisation avec l’orchestre. Son sémillant Siegfried traduit sa quête d'identité sur le plan vocal : il est barytonnant face au ténor Mime et ténorisant lorsqu’il reconnaît en Wotan (baryton) le tueur de son père (le ténor Siegmund). L’interprétation de Schager repose sur un schéma complexe d’énergies changeantes –impatience, indignation ou indifférence, curiosité, colère ou calme– qui révèle un jeune héros à la limite de la révolte. Sa paix et son calme retrouvés avec les murmures de la forêt (douces, sincères et sereines) et son arrivée au rocher de Brünnhilde, sont rendus avec d'autant plus de fraîcheur. Fraîcheur qu'il atteint également grâce à l’Oiseau de la forêt, dansé par Laura Neyskens et gazouillé par Serena Sáenz, avec une clarté de diction remarquable pour la tessiture et pour son placement dans les coulisses.
Iréne Theorin campe d’emblée une Brünnhilde à l’apparition presque divine, et maîtrise son instrument mûr pour donner une gravité à son éveil. Elle maîtrise également les fines transitions et les ondulations d’intensité séductrice, jusqu’à la fin rayonnante (en do majeur). En Erda, sa compatriote Anna Larsson déploie un timbre concentré, presque fantomatique, et un souffle long, qui lui permet de réaliser d’intenses lignes musicales ainsi qu’un contraste dramatique envers le discours hâtif du Wanderer.
Si Stephan Rügamer a rendu son Loge plus « Mim-ique » (par son jeu caractérisé), son Mime est en revanche devenu plus « Log-ique » que d’habitude : avec d’emblée une véritable palette de couleurs, d’accents et de détails. Son interprétation du sage forgeron évite toutefois la caricature et le surjeu, gagnant par la suite en clarté, maîtrise et noblesse vocales, depuis ses graves charpentés jusqu’aux aigus, doux ou sonores à souhait.
Mime résonne avec justesse autant qu’il raisonne à tort : son calme vocal joué est contredit par sa gestuelle stressée, et Rügamer forge alors magistralement un portrait incohérent et illogique.