Après les réactions en sens divers qui avaient suivi La Flûte enchantée contestable (et contestée) signée Romeo Castellucci la saison dernière à La Monnaie, le mélomane qui n’aurait pas vu cette production de Jeanne d’Arc au bûcher déjà montrée en 2017 à Lyon aurait été en droit de se rendre dans la maison d’opéra bruxelloise avec, à tout le moins, quelques appréhensions.

Avant même que ne retentisse le début du mystère lyrique de Honegger et Claudel, Castellucci y va pendant un quart d’heure d’un prologue muet de son cru où le spectateur le mieux disposé a de quoi se demander où l’on veut en venir : la scène nous montre d’abord une salle de classe des années 1950, juste avant que l’enseignante ne libère les pré-adolescentes qui y étaient plus ou moins sagement assises. Arrive alors un homme de peine claudiquant qui, sous les vacillements d’un néon défectueux (Castellucci aime les néons) commence à nettoyer consciencieusement le local, puis empile tables et chaises avant de les transporter dans le couloir adjacent. Puis, sans qu’on ne sache trop pourquoi, il est pris d’une véritable crise de folie et se met à balancer rageusement les chaises (Castellucci aime les chaises) dans le couloir. Il soupire lourdement avant de s’attaquer avec une énergie renouvelée à décrocher le tableau noir, puis la pendule.

C’est ici qu’interviennent enfin orchestre et chœurs (ces derniers perchés au dernier étage du théâtre et invisibles pour qui regarde la scène) sur les mots de Claudel (« Ténèbres, ténèbres ») puis que le narrateur (invisible, lui aussi) entonne son récit. L’homme de peine s’est à présent barricadé dans la salle de classe, puis braque un revolver sur les quelques membres du personnel enseignant qui veulent forcer la porte. Il éteint alors la lumière – mais, las, le néon défaillant fonctionne toujours – avant de s’attaquer au linoléum. L’homme de peine ôte maintenant sa blouse grise et, surprise : c’est Jeanne.

Se succède alors une série d'événements totalement déconcertants et dont on a du mal dans un premier temps à percevoir la pertinence dramatique : Jeanne va se vêtir de draps de bain, se coiffer d’une guirlande végétale, couvrir son mollet gauche de peinture verte et s’en mettre aussi un peu sur le visage, chevaucher un balai (parce qu’on l’accuse d’être une sorcière ?), brandir une énorme épée. Elle finira par ôter sa chemise blanche puis son marcel. Pendant ce temps, le chœur chante une innocente comptine qui paraît curieusement incongrue face au drame qui se joue devant nous. Mais attention, Castellucci sait parfaitement où il va et où il veut mener le spectateur, partant de ce qui pourrait passer pour de l'arbitraire et de la recherche d'effets gratuits pour en arriver à une stupéfiante cohérence dramatique qui, on finira par le comprendre, met impitoyablement en évidence la terrible solitude de Jeanne face aux hommes, face à Dieu et, in fine, face à la mort.

Jeanne est maintenant nue et c’est paradoxalement cette nudité qui la vêt mieux qu’une armure. De grandes toiles descendent des cintres et, hommage mérité à la fabuleuse comédienne Audrey Bonnet qui ce soir n’incarne pas tant ce rôle qu’elle ne le vit : elles sont brodées d’un grand A et d’un grand B, les autres lettres du nom de l’actrice figurant en plus petits caractères. Jeanne se couche sur le sol, puis se cache derrière ces toiles avant de se couvrir d’un drap blanc barré d’un X brunâtre.

Jeanne traîne maintenant derrière elle un cheval mort. La fin est proche. Jeanne prône l’amour et la foi : « il y a l’espérance qui est la plus forte ». Mais la foi ne suffit pas à apaiser toutes ses craintes, et elle l'avoue : « je ne veux pas mourir ». Arrive alors la mort, sous les traits d’une femme âgée qui l’accompagne dans ses derniers moments. Et nous voici revenus au début quand l’homme de peine arrachait le revêtement de sol, puisque Jeanne ne périt pas ici sur le bûcher mais creuse rageusement sa tombe de ses mains avant de s’y coucher.

D’aucuns estimeront peut-être que Castellucci s’est indûment réapproprié le projet de mystère néo-médiéval de Honegger et Claudel. Mais personne ne pourra reprocher au metteur en scène d’avoir inlassablement creusé ce qui était voulu par les auteurs comme une œuvre simple et accessible au point de parvenir à la transformer – malgré le prologue pas vraiment convaincant – en profonde exploration des angoisses de la destinée humaine, servie par l’exceptionnelle Audrey Bonnet.

Certes, le prix à payer est la mise à l’arrière-plan du volet musical, même si ce dernier est rendu à la perfection par l’orchestre et les chœurs de La Monnaie, irréprochables sous la direction fine et intelligente de Kazushi Ono. Même si on ne les voit pas, il serait injuste de ne pas mentionner également les excellents chanteurs, au premier rang desquels figurent les deux sopranos, Ilse Eerens (La Vierge) et Tineke Van Ingelgem (Marguerite). Claires et lumineuses, elles se montrent à leur avantage grâce à une diction irréprochable. En Porcus sublime de mauvaise foi, le ténor Jean-Noël Briend fait également forte impression.

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