Le spectacle d’Éric Ruf, lors de sa création au Théâtre des Champs-Élysées en 2017 (il avait à cette occasion remporté le Grand Prix de la critique) avait surpris par son extrême noirceur… Transposé sur la scène de l’Auditorium de Dijon (c’est Julien Fišera qui assure la reprise), ce Pelléas n’a rien perdu de son caractère oppressant ni de sa force mortifère. On peut regretter que le choix d’un décor quasi unique, très peu éclairé, annihile l’alternance entre les espaces naturels (la forêt, la grotte) et ceux ressortissant au monde des hommes (le château), laquelle alternance donne à l’œuvre sa respiration. Mais ce décor fait de noirceur et de moiteur, sorte de no man’s land glauque qu’une marée basse aurait mis à nu, confère à l’œuvre une densité tragique rare et enferme les personnages dans un huis clos étouffant qui les révèle (à l’exception de Mélisande, gardant son irréductible part de mystère), en permettant d’accéder aux replis les plus secrets de leur psychè.

Les éclats de lumière sont d’autant plus significatifs qu’ils sont rares : outre le halo orangé qui nimbe Mélisande, l’érigeant en allégorie de la Vérité – une vérité plus profonde et plus inaccessible que celle, platement humaine, poursuivie par Golaud –, un coin de ciel bleu surgit lorsque Pelléas retrouve l’air libre après l’épisode des souterrains, un rayon de lumière ocre apparaît fugitivement lorsqu’une porte s’ouvre dans l’épaisseur du mur de béton : ce mur semble ainsi établir une frontière entre le monde du clinquant, du paraître et des apparences, et celui, noir, pesant et mortifère de la réalité. Tout se passe comme si l’espace scénique permettait d’entr’apercevoir autre chose que « l’envers des destinées », et révélait enfin le monde et l’âme des hommes dans toute leur vérité mais aussi toute leur noirceur.

Le caractère sombre de la mise en scène n’empêche pas Nicolas Krüger de proposer une direction apte à rendre compte de tous les sortilèges de l’orchestre debussyste, traduisant avec une efficacité et une poésie remarquables aussi bien la fluidité et l’évanescence (motif de Mélisande) que la tension dramatique (la colère sourde ou éclatante de Golaud), la tendresse amoureuse que la jalousie dévorante, le jaillissement de la lumière que la marche lente et inéluctable vers le silence de la mort. Il est en cela parfaitement secondé par un Orchestre Dijon Bourgogne très impliqué et constamment soucieux de traduire au mieux les arabesques mélodiques et les sonorités poétiques de l’écriture debussyste.

La distribution apporte de nombreuses satisfactions. Rafael Galaz est un médecin discret mais à la voix sûre et efficacement projetée. Le timbre de Yael Raanan Vandor est d’une couleur assez claire pour un alto, ce qui lui permet de détailler la lettre de Golaud avec clarté et sobriété. Dommage, cependant, que la voix perde un peu de son assise dans l’aigu. Celui de Sarah Gouzy possède ce qu’il faut de fraîcheur pour traduire la jeunesse d’Yniold, mais aussi suffisamment de rondeur pour empêcher de verser dans le maniérisme ou la minauderie.

Dès la première apparition d’Arkel, la voix de Vincent Le Texier saisit l’auditoire par sa profondeur et sa projection étonnamment efficace, sans qu’elle donne jamais l’impression d’être forcée. Mais c’est surtout l’art de la diction qui impressionne le plus, chaque mot étant toujours parfaitement compréhensible et chargé du poids ou de la couleur dramatiques idoines. En accord avec la vision du metteur en scène, le baryton brosse le portrait d’un Arkel plein d’humanité. La voix de Laurent Alvaro est d’une qualité égale sur l’ensemble de la tessiture, si ce n’est dans l’aigu qui a parfois tendance à se dérober et à perdre son appui dans le forte. Mais cette fragilité participe finalement de la caractérisation du personnage de Golaud, autant (si ce n’est plus) victime que bourreau, fragile sous une rudesse qui n’est qu’apparente et que traduit excellemment une voix au grain immédiatement émouvant.

La jeune soprano australienne Siobhan Stagg propose une Mélisande très intéressante. Son incarnation scénique et sa voix – suffisamment ronde et chaude pour Pamina ou Micaëla, mais également capable d’allègements et de transparence – lui permettent d’être tantôt femme, tantôt jeune fille, et de préserver ainsi le mystère inhérent au personnage. Quant à Guillaume Andrieux, son Pelléas est d’une fraîcheur et d’une juvénilité de tous les instants. La voix ductile épouse les phrases musicales avec une aisance et surtout un naturel qui en font sans doute l’un des tout premiers interprètes du rôle aujourd’hui.

Ce premier opéra d'une saison intéressante et exigeante (selon une habitude maintenant bien établie à Dijon) rencontre un accueil très enthousiaste. Rendez-vous en février pour la prochaine production : Les Châtiments de Brice Pauset (sur un livret de Franz Kafka), une création mondiale, commande de l’Opéra de Dijon.


Le voyage de Stéphane a été pris en charge par l'Opéra de Dijon.

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