Audrey Bonnet (Jeanne d'Arc)

Le décor d’abord : une vaste salle de classe en béton, sinistre, typique des années de la reconstruction, et côté jardin, un couloir d’école, triste. Fin de cours et sortie rapide des élèves. Un homme de ménage survient, petite moustache, cheveux gras, blouse grise, comportement normal, mais qui bientôt vire à l’étrange : déménagement radical et désordonné du mobilier dans le couloir, dépose du tableau noir, blocage de la porte et bientôt arrachage du sol plastique, puis du plancher bois, le tout dans un silence ponctué d’une bande son d’ambiance réaliste. On s’interroge peu à peu : serait-ce là Jeanne réincarnée, à la recherche des restes calcinés de son passé, déterrés de la glèbe sombre sur laquelle aurait été construit ce lycée ? La musique naît enfin. Banni, le chœur, dans les hauteurs latérales du théâtre, absents de scène tout autant les autres protagonistes du drame. La scène sera de fait à Jeanne seule, et dans le couloir, à Frère Dominique, l’autre rôle parlé, directeur d’école incarné par le comédien belge Sébastien Dutrieux, excellent de retenue et de présence, mais témoin intrigué, dépassé, qui ira bientôt chercher l’assistance de la police…

Dans la salle de classe au sol ravagé, l’homme s’est métamorphosé peu à peu, et de son corps torturé s’extrait celui de la vierge folle, salie par ses propres ossements, mais chevelure de jais et corps nu qui se couvre d’un drapeau tricolore aux teintes fanées, qu’elle brûlera à la chaleur de son épée de Fierbois retrouvée pour marquer ainsi le frêle tissu d’une croix d’ombre symbolique, avant de s’enduire de ses propres cendres tandis qu’elle dialogue avec les voix d’ailleurs. Au pivot du Jeu de cartes, le spectacle déjà étrange et captivant bascule dans la magie Castelluci, ce créateur d’images subjuguantes que lui font engendrer le sacré, le divin, ces abstractions qui l’inquiètent et l’inspirent le plus. Il n’y aura dès lors que la fascination déversée par cette Jeanne mystique et nue installée comme médiatrice de la rencontre entre Claudel et Honegger, pour une performance d’actrice époustouflante, de celles qu’on n’oublie pas. Audrey Bonnet, saluée jusque sur le mur du fond par son nom propre en lettres gothiques, se fait ainsi cœur du spectacle qui la magnifie, et devient théâtre et timbre pur en osmose avec la musique. Quand le ciel descendra sur elle sous la forme d’un dais de tissu blanc, elle en extraira le cadavre de son cheval, qu’elle enfourchera dans un ultime sursaut de vaillance, pour une cavalcade aussi éperdue qu’immobile, avant d’être poussée dans la tombe par son double nu et vieilli, pour rejoindre sa vérité, après avoir dit son refus de collaborer par de faux aveux, laissant l’espace dévasté au regard sidéré de la police.

Revoir ce spectacle à deux ans de distance pouvait inquiéter : sa magie rééditée trouverait-elle encore à subjuguer autant ? La réponse est oui : même si la sidération première a disparu, la mémoire ayant gardé une grande partie des moments forts de la proposition, le rituel mortifère du Miracle chrétien ici réinterprété par Castellucci avec Claudel et Honegger se joue toujours de nos sens de spectateur, même si l’on a entretemps retrouvé une petite partie de son langage partiellement ré-exploité dans la production aixoise du Requiem de Mozart l’été dernier.

En revanche, si l’on était sorti de l’Opéra de Lyon l’âme étreinte, autant qu’exaltée, convaincu que Jeanne au bûcher était un chef-d’œuvre bien plus qu’on ne le croyait alors, la réécoute dans les mêmes conditions - avec l’inspiré Kazushi Ono à la baguette, Ilse Eerens en Vierge, et le reste d’une équipe ici fort bien renouvelée (Aude Extrémo, Tineke van Ingelgem, Jérôme Varnier…) mais du même niveau - nous aura fait ressentir la partition avec un impact moindre. La faute à une production dont la force visuelle demeure inaltérée ?

Pierre Flinois


Audrey Bonnet (Jeanne d'Arc)
Photos : Bernd Uhlig