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Fortunio d’André Messager à l’Opéra-Comique – Reprise et métamorphose – Compte-rendu

1907 : grande année pour André Messager (1853-1929) qui, peu après celui des P’tites Michu (devenues pour l’occasion The Little Michus) en février à Broadway, remporta un nouveau triomphe lors de la création de Fortunio à l’Opéra-Comique, le 5 juin. A la consécration d’un compositeur dans sa pleine maturité s’ajoutait d’ailleurs celle de l’acteur de la vie musicale, concomitamment nommé à la direction de l’Opéra de Paris. Mais c’est à Favart (dont Messager avait été le patron de 1898 à 1904) que revint le privilège d’accueillir la naissance d’une de ses plus admirables partitions. « Comédie lyrique », inspirée du Chandelier de Musset, Fortunio n’est ni opéra ni opérette et c’est de cet entre-deux, cultivé par l’un des musiciens les plus raffinés de son époque, que procède son charme entêtant – sa fragilité aussi.
 
Anne-Catherine Gillet (Jacqueline), Franck Leguérinel (Maître André), Jean-Sébastien Bou (Clavaroche), chœur les éléments © Stefan Brion

Titre emblématique du répertoire de l’Opéra-Comique, Fortunio y a fait son retour il y a dix ans exactement, en ouverture (tardive pour cause d’achèvement de travaux) de la saison 2009-2010, offrant à Denis Podalydès l’occasion de sa première mise en scène lyrique. Si la distribution réunie à l’époque méritait bien des éloges, on avait gardé le souvenir d’un spectacle attachant mais aux couleurs un peu tristes. Dix ans ... Le temps et plusieurs autres réalisations lyriques ont permis à Podalydès de mûrir son approche. Il remet l'ouvrage sur le métier et c’est à une véritable métamorphose que l’on assiste. Les sobres décors d’Eric Ruf sont toujours là, comme les costumes, réussis, de Christian Lacroix ; Stéphanie Daniel signe toujours les lumières mais bien des choses nous semblent avoir évolué sur ce point, reflétant l’évolution du metteur en scène. Avec une distribution entièrement modifiée par rapport à 2009, hormis le Clavaroche de Jean-Sébastien Bou, Podalydès dispose des ingrédients d’un complet renouvellement et offre un résultat plus lumineux, plus vivant, plus riche, plus complexe psychologiquement, sans aucunement nuire à l’art subtil d’un musicien qui « ose sourire », comme le disait Fauré. Il montre aussi une part de distanciation dans l’approche d’une œuvre qui ne craint rien tant que le premier degré ; le résultat s’avère admirable de poésie, de justesse, d’humanité, de fluidité.

Le metteur en scène aura pu compter pour cette reprise sur le retour de Louis Langrée en fosse, non plus avec l’Orchestre de Paris mais à la tête de l’Orchestre de Champs-Elysées, en très belle forme (et dont Sarah Nemtanu est pour l’occasion le violon solo). Le maestro connaît mieux que personne une partition avec laquelle il a fait ses débuts lyriques à Lyon il y a un peu plus de trois décennies. Orfèvre-poète, Langrée trouve toujours la teinte requise – dans un équilibre parfait avec le plateau –, soigne les détails et fait corps avec l’âme des personnages, avec leurs mots aussi (admirable cette agitation intérieure, absolument dominée, que l’orchestre fait entendre au III lors de l’échange entre Fortunio et Jacqueline). La qualité de diction qui caractérise l’ensemble des chanteurs appartient tout autant à sa baguette.
 

de gauche à droite : Franck Leguérinel (Maître André), Cyrille Dubois (Fortunio), Anne-Catherine Gillet (Jacqueline, Jean-Sébastien Bou (Clavaroche) © Sfefan Brion

Côté distribution, le constat est simple : sans faute parfait tant du point de vue strictement vocal que stylistique, avec des interprètes qui comprennent que, sous les apparences de la légèreté, se cachent des sentiments plus mêlés, plus sombres. En Fortunio, Cyrille Dubois est l’évidence même : un rôle que le ténor endosse avec un naturel absolu, et une voix d’une rare beauté, pour en traduire l’allure innocente et naïve aussi bien que les tourments. Triomphe aux saluts, ô combien mérité ! Que de caractère dans la Jacqueline d’Anne-Catherine Gillet qui, sous les dehors de la fraîcheur et du charme, sait exprimer les mouvements d’un cœur pris entre Fortunio, un viril capitaine et son mari-père sexagénaire. De retour en Clavaroche, Jean-Sébastien Bou y est d’évidence plus à l’aise vocalement qu’en 2009 et trouve son personnage de façon plus immédiate, sans rien de caricatural. De ce point de vue, Maître André pourrait prêter le flanc à bien des excès, mais Franck Leguérinel est à l’œuvre ; il sait nous faire rire et sourire, nous toucher aussi, avec autant de tact que de santé vocale. Pas en reste sur ce point Philippe-Nicolas Martin campe un excellent Landry et, dans les rôles plus modestes, on remarque le Maître Subtil de Luc Bertin-Hugault, la belle Madelon d’Aliénor Feix, la Gertrude de Sarah Jouffroy, sans oublier Geoffroy Buffière (Guillaume), Pierre Derhet et Thomas Dear (les deux lieutenants). Aspect important de l’ouvrage, la partie chorale est tenue par Les Eléments, impeccablement préparés par Joël Suhubiette.
Un nouveau coup de maître pour le Comique. Encore cinq dates jusqu’au 22 décembre ; n’hésitez pas !

Alain Cochard

Messager : Fortunio – Paris, Opéra-Comique, 12 décembre ; prochaines représentations les 14, 16, 18, 20 et 22 décembre 2019 // www.opera-comique.com/fr/saisons/saison-2019/fortunio    // Retransmission télévisée en différé (à une date et sur un chaîne non déterminées)

Interview de Denis Podalydès : youtu.be/_OzHofN7xu0

Photo : Anne-Catherine Gillet (Jacqueline) & Cyrille Dubois (Fortunio) © Stefan Brion

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