Dix ans presque jour pour jour après sa première représentation, la production de Fortunio d’André Messager dirigée par Louis Langrée et mise en scène par Denis Podalydès – dont ce fut la première mise en scène d’opéra – fait son grand retour salle Favart, avec une distribution presque entièrement renouvelée.

Sur un livret de Gaston Arman de Caillavet et Robert de Flers inspiré de la pièce d’Alfred de Musset Le Chandelier, Fortunio est une comédie romantique qui oscille entre légèreté et profondeur. Tous les ingrédients et les personnages du vaudeville sont présents : le vieux mari jaloux et cocu (Maître André, notaire), la jeune épouse volage (Jacqueline), l’amant lubrique (le capitaine Clavaroche). Mais il y a aussi le jeune héros romantique à l’âme torturée, Fortunio, qui par sa sincérité, par la pureté de son amour, réussira finalement à conquérir le cœur de Jacqueline et à évincer le militaire.

Pour donner vie à cette histoire somme toute très simple, Denis Podalydès s’est livré à une lecture littérale du livret. Il n’y a point ici de proposition dramaturgique saillante : tout est dans la nuance, le détail, la poésie. On a plaisir à retrouver cet humour, cette finesse d’esprit qui nous avaient charmé dans Le Comte Ory ici-même il y a deux ans. La direction d’acteur est impeccable de précision et de fluidité. Il faut dire que les chanteurs sont tous d’excellents comédiens, pour ne pas dire pour certains des comédiens nés.

Les sobres et élégants décors d’Éric Ruf, superbement mis en valeur par les lumières de Stéphanie Daniel, contribuent à créer une atmosphère singulière en parfaite osmose avec la musique de Messager. Même la très conventionnelle chambre de Jacqueline, avec son lit et son armoire, réussit à dépasser les codes du théâtre de boulevard. Quant aux très beaux costumes de Christian Lacroix, ils installent les personnages dans ce début de XXe siècle qui vit la création de l’œuvre.

À l’image de l’intrigue, la partition combine la vivacité propre à l’opérette et la profondeur de la musique romantique. Si le style d’André Messager est facilement reconnaissable, il n’en demeure pas moins nourri de l’influence de ses maîtres et de ses pairs, dont il a maintes fois dirigé les œuvres. Ainsi les actes III et IV multiplient-ils clins d’œil et références : Fortunio évoque Werther, Jacqueline Mélisande, tandis que l’orchestre se pare de motifs et de sonorités wagnériens.

À tout seigneur, tout honneur : Cyrille Dubois est un Fortunio idéal. Son timbre singulier s’épanouit aussi bien dans les affres du romantisme noir que dans l’ardeur de l’amour incarné. La ligne de chant est conduite avec l’assurance d’une technique parfaitement maîtrisée. Les aigus sont lumineux et conquérants, les pianissimo d’une exquise délicatesse. Sans oublier cet art de dire et de conter dont « J’aimais la vieille maison grise » offre une brillante démonstration. Face à lui, Anne-Catherine Gillet est tout aussi remarquable. À mesure que la frivolité de Jacqueline cède la place au véritable amour, la voix quitte sa légèreté pour se faire plus corsée, plus charnue, plus ample. Les aigus, tantôt tranchants, tantôt veloutés, sont émis avec vaillance et font toujours mouche.

Le rôle de Maître André semble taillé sur mesure pour Franck Leguérinel qui de la voix et du geste se délecte à croquer les travers du personnage, sans oublier de le rendre attachant. Son rival Claveroche reçoit avec Jean-Sébastien Bou – qui tenait le rôle en 2009 – une incarnation tout aussi réussie dont la truculence n’occulte ni l’autorité ni la sensibilité vocales. De son élégant baryton, clair et rond, Philippe-Nicolas Martin campe un Landry hâbleur mais touchant. Les seconds rôles sont tout aussi séduisants, tels le d’Azincourt de Pierre Derhet, la Madelon d’Aliénor Feix ou le Guillaume de Geoffroy Buffière.

Dans la fosse – cette fosse même pour laquelle Messager a orchestré Fortunio –, l’Orchestre des Champs-Élysées se surpasse. De sa direction précise et attentive, Louis Langrée obtient le meilleur de ses musiciens, à qui il insuffle toute la tendresse que lui inspire cette œuvre – le premier opéra qu’il ait dirigé. Tel un plasticien, le chef travaille une matière orchestrale ductile à souhait pour sculpter avec amour des paysages musicaux aussi beaux que variés, entre gaieté débridée et intensité dramatique. Enfin, chacune des interventions du Chœur les Éléments est juste et précise, aussi bien vocalement que scéniquement.

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