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Des «Indes» guerrières pour les Fêtes

A Genève, l’opéra-ballet de Rameau bénéficie d’un traitement musical remarquable alors que sur scène la beauté du décor n’efface pas la lourdeur du projet scénique

Les «Indes galantes» de Rameau mises en scène par Lydia Steier. — © GTG/Magali Dougados
Les «Indes galantes» de Rameau mises en scène par Lydia Steier. — © GTG/Magali Dougados

Comment traiter Les Indes galantes de Rameau? L’importance de ses ballets en fait un divertissement, à l’image d’un «Musical» du XVIIIe siècle. Son découpage en quatre tableaux et un prologue le prive d’unité, comme des nouvelles ne sauraient constituer un roman. Et le mince livret de Louis Fuzelier s’empêtre dans le combat des sentiments et du pouvoir, dans une lutte entre la comédie et le drame. De son côté, la musique rayonne avec grâce. Drôle d’objet que cet opéra-ballet, dont le succès prouve pourtant l’intérêt en 284 ans d’existence.

Au Grand Théâtre, la proposition de Lydia Steier désempare. Parmi les productions marquantes, Alfredo Arias en fit notamment une fête colorée et jubilatoire dans les années 1990 à Aix. A l’opposé, tout dernièrement à Paris, Clément Cogitore et Bintou Dembélé ont propulsé l’œuvre dans l’univers sombre de la sauvagerie citadine.

L** es garants de l’unité**

L’Américaine rebelle tente l’impossible à Genève: tendre un lien entre les différentes «Entrées» en proposant une narration unifiée par les personnages et l’esthétique. Le magnifique décor unique de Heike Scheele et les chorégraphies très sensuelles de Demis Volpi servent le propos de cette lecture, en garants de l’unité. Mais Rameau résiste.

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Le terrain de l’humiliation guerrière qu’arpente la metteuse en scène est miné. Délicatement utilisé, le concept pourrait donner du sens à la domination des Occidentaux sur les peuples colonisés. Mais assénée sans relâche, la brutalité conquérante finit par écraser l’aérienne partition. Heureusement, Leonardo Garcia Alarcon et sa Cappella mediterranea résistent aussi.

Baguette sculptrice

La musique frissonne sous la baguette hypersensible et sculptrice du chef et la réactivité des instruments baroques. Un bonheur de tendresse et de vivacité se soulève en fosse, de lumières et de tempêtes, d’ivresses des sens et de force des éléments.

© Magali Dougados
© Magali Dougados

Comment Lydia Steier déroule-t-elle son discours sur de telles délicatesses? En situant «l’action» dans un théâtre à l’italienne qui se délite progressivement sous l’effet d’un conflit armé extérieur. On comprend d’entrée que le refuge sous les lustres n’est pas plus sûr qu’ailleurs. Les lits d’hôpital qui remplacent les fauteuils signalent que la barbarie ne reste pas à l’extérieur et que ses effets résonnent jusque sur la scène. Les décombres de la violence et les herbes folles finissent par envahir le plateau.

Judicieuse mise en abyme

Au retour de l’entracte, le rideau de scène présente le plafond scintillant du foyer du Grand Théâtre. Judicieuse mise en abyme de la tranquillité et du luxe d’ici face aux soubresauts menaçants du monde à nos portes.

Mais l’idée tourne en rond. Quand Alarcon fait lever la pâte musicale, Steier l’abaisse dans une surcharge d’agitation, d’images bariolées hypercodées et d’occupation incessante de l’espace. En resserrant la focale sur la domination politique, sociale et sexuelle, elle enferme ses Indes dans la seule lutte de pouvoir entre Bellone (déesse de la guerre) et Hébé (de la jeunesse et des plaisirs), au détriment d’une fantaisie plus ouverte sur la créativité.

Le fil rouge serré entre les quatre mondes laisse parfois filtrer quelques éclairs de beauté. Tels «Viens hymen» soudain dénudé de tout artifice (Claire de Sévigné, touchante Phani debout sur un lit), «Clair flambeau du monde» en tenues blanches, collerettes et cornes de cervidés, ou ralenti poétique du ballet qui précède «Vous avez vu dans l’horreur de la guerre…»

© Magali Dougados
© Magali Dougados

Un rêve éveillé

Un petit miracle justifie à lui seul cette traversée brutale: la célébrissime «Danse du grand calumet de la paix» des Sauvages, qui conclut l’opéra en place de la chaconne supprimée. Quand émergent d’un murmure les notes arpégées, flottantes comme dans un rêve éveillé, et que résonne en sourdine «Forêts paisibles», l’émotion surgit enfin. Aux antipodes de toute scansion sauvage, sous des flocons nocturnes, l’apaisement et l’espoir s’installent dans un souffle ténu. Un véritable étonnement.

Quant aux voix, claire et précise (Cyril Auvity, Anicio Zorzi Giustiniani), profonde, sombre ou portante (Renato Dolcini, Gianluca Buratto, François Lis), lumineuse, rayonnante ou pulpeuse (Kristina Mkhitaryan, Roberta Mameli et Amina Edris), elles laisseront de bons souvenirs, avivés par un chœur et un ballet du Grand Théâtre en grande forme.

Grand Théâtre les 17, 19, 21, 23, 27 et 29 décembre. Rens: 022 322 50 50, www.geneveopera.ch