Une œuvre du patrimoine n’est la propriété intellectuelle de personne et chacun est libre de se l’approprier à sa façon, le public étant quant à lui libre d’apprécier ou non la lecture proposée. En revanche, présenter le spectacle donné ce soir au Grand Théâtre de Genève comme étant « Die Entführung aus dem Serail, singspiel de Mozart KV 384 » est pour le moins contestable, tant l’œuvre de Luk Perceval (le metteur en scène), sur des musiques de Mozart et des textes d’Asli Erdoğan et Johann Gottlieb Stephanie, diffère de celle qui l’a (lointainement) inspirée. La musique est à peu près respectée (à l'exception de quelques coupures), mais toutes les scènes parlées sont supprimées et remplacées par des textes autobiographiques d’Aslı Erdoğan qui deviennent des monologues dits par les différents personnages – ou plutôt par leurs doubles âgés. On attendrait des textes évoquant l’oppression ou l’absolutisme… C’est (un peu) le cas, mais ils évoquent tout aussi bien des souvenirs personnels divers, le plus souvent sans rapport avec le livret ou la musique de L’Enlèvement au sérail.

On assiste ainsi à une juxtaposition de moments, déroutante, parfois séduisante, mais qui ne garde rien de l’esprit du singspiel ni de sa forme, n’était l’alternance parlé/chanté. Même l’aspect narratif de l’œuvre disparaît. Quels que soient le résultat et la qualité du spectacle de Luk Perceval, les justifications de la démarche avancées dans le programme ne sont guère convaincantes : le livret de L’Enlèvement au sérail est loin d’être le plus inintéressant du répertoire mozartien, et il peut trouver facilement des résonances avec certaines préoccupations actuelles. Quand bien même il comporterait une vision éculée ou raciste de l’Orient, n’est-ce pas sous-estimer le public que de le croire incapable de prendre le moindre recul par rapport à une œuvre du passé, ancrée culturellement et idéologiquement dans son temps ?

En l’état, le spectacle fait alterner quelques moments forts (la course éperdue des figurants pendant l’ouverture, le tableau final, poignant, quand se fait entendre en lieu et place du finale le lied « An die Hoffnung »), et quelques tableaux nettement plus faibles. Le début est placé sous le signe de la provocation : le vieil Osmin passe son temps à faire des doigts d’honneur, montre ses fesses au public, conseille aux femmes « d’aller se faire brouter la chatte dans les sous-sols des banques ou tartiner le fion au bord du lac »… On observe ensuite rapidement une nette baisse de tension : les airs sont quasi tous interprétés à l’avant-scène face au public, les chanteurs faisant les cent pas de droite à gauche en se livrant à une gestuelle convenue. Le recours systématique au plateau tournant devient également lassant et à plus d’une reprise, l’ennui pointe…

Sous la baguette de Fabio Biondi, l’Orchestre de la Suisse Romande propose un festival de couleurs inédites : le chef a choisi une disposition des musiciens particulière, plaçant les cordes devant les vents, ce qui confère à la partition une douceur et une luminosité très particulières – impression renforcée par la présence (l’omniprésence ?) d’un pianoforte dans l’orchestre. Afin de coller aux atmosphères visuelles du spectacle, Biondi accentue – parfois à l’excès – les contrastes dynamiques ou prolonge indéfiniment certaines pauses ; on jugera le résultat soit efficace, soit maniéré en fonction de ses goûts...

Vocalement, la distribution est très homogène : Claire de Sévigné est une Blonde vive et plutôt à l’aise dans la tessiture très aiguë de son personnage – même si le timbre, un peu métallique, gagnerait à plus de rondeur. Denzil Delaere, quant à lui, propose un Pedrillo un peu plus corsé que d’habitude – ce qui n’est pas un mal –, tout en faisant entendre un timbre suffisamment différent de celui de son maître. On ne reprochera guère à Olga Pudova qu’un peu d’acidité dans la voix et des vocalises pas toujours précises dans la fin (redoutable !) de « Ach, ich liebte ». Elle fait preuve par ailleurs d’une énergie louable et d’une belle adéquation vocale au personnage de Constance. Julien Behr semble appelé dorénavant à des emplois plus larges que celui de Belmonte. N’étaient certaines approximations dans quelques vocalises, son interprétation, faite à la fois de tendresse et de virilité, est fort convaincante. Nahuel Di Pierro, enfin, est un Osmin étonnamment bien chantant (ce n’est pas toujours le cas avec ce rôle que d’aucuns tirent excessivement vers le personnage de composition !), et maîtrise la tessiture jusque dans ses graves les plus abyssaux.

La salle était un peu clairsemée en cette soirée de dernière… Étonnant pour un spectacle censé « dépoussiérer » l’œuvre et parler une langue plus adaptée au public d’aujourd’hui. Le public, paradoxalement, ne serait-il pas venu plus nombreux si on lui avait proposé le singspiel de Mozart ? Qui sait…


Le voyage de Stéphane a été pris en charge par le Grand Théâtre de Genève.

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