Chroniques

par bertrand bolognesi

Der Schmied von Gent | Le forgeron de Gand
opéra de Franz Schreker

Opera Vlaanderen, Anvers
- 4 février 2020
Création belge de "Der Schmied von Gent", ultime opéra de Franz Schreker
© annemie augustijns

Si le titre du dernier opéra achevé de Franz Schreker évoque la cité de Gand, en parfaite fidélité à Smetse Smee de Charles De Coster, l’une des nouvelles volontiers grotesques publiées en 1858 dans ses Légendes flamandes, c’est Anvers qui connaît la primeur de sa création belge. Le motif du forgeron malin – il manipule la flamme – qui, après avoir vaincu le Diable auquel il a vendu son âme, entre triomphalement en Paradis, n’est pas exclusif au folklore flamand ; il n’est qu’à relire les contes russes pour s’en convaincre. En revanche, l’enracinement politique de ce motif est propre à un auteur fort attaché au souvenir de la résistance à l’occupant espagnol catholique, au XVIIe siècle, comme en témoigne son célèbre Espiègle (La légende et les aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d’Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au Pays de Flandres et ailleurs, 1867). Aussi cet aspect politique se retrouve-t-il dans la criante parodie de Smetse Smee où, plus que des thuriféraires infernaux, c’est de la tartufferie bondieusarde que se moque cette histoire de rachat du parjure religieux, sous la domination de la cupidité et de l’arrivisme social, par un décompte des bonnes actions que cette réussite obtenue sous le sceau de la damnation put occasionner – qui prétendrait encore que l’éclat de rire ne saurait être protestant ?...

De cette ironie féroce le compositeur autrichien s’est saisi, non sans délectation vraisemblablement, lors des affrontements ultimes des camps extrêmes dont la terreur nationale socialiste allait sortir vainqueur. Il ne s’agissait plus alors de catholiques oppressant des protestants mais d’un régime athée et autoproclamé unique religion envisageable qui, à ce titre, s’autorisait la persécution systématique des juifs mais aussi des chrétiens, toutes églises confondues. En intitulant son œuvre Große Zauberoper, Schreker revendique avec ruse l’enchantement de la fable pour se défausser de la critique frontale mais, contrairement à ses ouvrages précédents, il n’y a rien de merveilleux à chercher là [lire nos chroniques de Der Schatzgräber à Francfort et Amsterdam, Die Gezeichneten à Stuttgart, Salzbourg, Cologne et Munich, enfin de Der ferne Klang]. De fait, la facture musicale elle-même fait retentir avec délectation la caricature dans le copieux usage d’un kitch qu’on pourrait dire monumental.

Le 29 octobre 1932, Der Schmied von Gent est créé à Berlin. Cible d’une cabale fomentée par des envieux et quelques antisémites, le compositeur, qui occupe un poste important dans l’enseignement de la musique, est méchamment sifflé à la fin de la représentation. Ce moment indigne marque le début d’une chute rapide qui s’achève le 21 mars 1934 : alors qu’ayant dû abandonner ses fonctions il projetait de s’exiler définitivement de la capitale nazie pour Estoril, à l’ouest de Lisbonne où il possédait un maison de vacances, Franz Schreker est terrassé par une succession d’infarctus. Il ne vivra donc pas l’application systématique de la barbarie ni la mise au ban de ses œuvres auxquelles il fut bientôt donné bonne place au rang de l’Entartete Musik.

Pour sa première investigation du domaine lyrique, le Berlinois Ersan Mondtag (né en 1987) traite le sujet en l’actualisant : dans cette coproduction avec le Nationaltheater de Mannheim, il convoque l’histoire du Belgisch-Kongo, colonie nationale de 1909 à 1960, après avoir été une possession privée de la couronne, de 1885 à 1908, entre les mains de Léopold II. L’année 2020 est celle du soixantième anniversaire de l’indépendance du Congo, obtenue grâce à la lutte non-violente dans laquelle Jean Van Lierde et Patrice Lumumba conjuguèrent leurs forces. Près de six décennies après la sécession du Katanga qui, tout en favorisant le profit colonial, valut la vie à Lumumba avant d’entraîner deux ans d’une guerre sanglante, Anvers célèbre la fin d’une ère trouble dans l’économie européenne en présentant au printemps une exposition d’art congolais : l’inscription de la mise en scène dans l’actualité locale rappelle les faits par la projection d’une iconographie historique (vidéo d’Evelien Vanden Boer), sur un mode bouffon fort astringent, jusqu’au seuil du Ciel, parmi une quinzaine de tableaux africains ; là retentit le fameux discours du premier ministre de la République du Congo. Et le forgeron d’apparaître en uniforme et blanche barbe, sosie du roi Léopold ! Avant ce chapitre-clé, la scénographie use d’une tournette à deux faces : d’un côté la ville flamande avec bow-windows, briques et bâtisses bien reconnaissables, de l’autre un effrayant Molech dévoreur de nourrissons, gigantesque structure traversée en sa base par un couloir sordide. Sous la vêture extrêmement colorée de Josa Marx, les personnages circulent dans les nombreux espaces que réserve le dispositif.

Héritier de Wagner dont il sut dévoyer la manière, tels ses confrères Korngold et Zemlinsky, Schreker recourt une nouvelle fois à une orchestration plantureuse qui raille par son impact épique. Sous la direction inspirée d’Alejo Pérez qui menait Die Gezeichneten à Lyon [lire notre chronique du 17 mars 2015], le Symfonisch Orkest Opera Ballet Vlaanderen voltige habilement entre héroïsme de pacotille et viennoiserie sucrée. Loin des textures savantes – avec une exception à la fin de l’Acte II –, Der Schmied von Gent marie fanfares, hymnes, airs et chœurs dans le sillage éclectique d’un Kurt Weill – les souvenirs de Mahler, Puccini et Debussy ne sont pas de mise. Il n’empêche : le chef argentin, fort aguerri dans l’interprétation de la musique d’aujourd’hui [lire nos chroniques du 11 avril 2006, du 17 octobre 2012, du 16 février 2013, du 16 octobre 2016 et du 15 février 2019], porte un soin jaloux à chaque moment de la partition dont il signe une lecture finement ciselée.

Préparés par Jan Schweiger (et Hendrik Derolez quant aux enfants), les artistes du chœur maison montrent une vaillance à toute épreuve. Il n’en va pas toujours de même des voix solistes, de formats contradictoires. Des quinze rôles, on retient surtout l’excellent baryton-basse Justin Hopkins qui campe un Petrus avantageusement délié, la robustesse veloutée d’Ivan Thirion – décidément un opéra de barytons ! – en Josef [lire nos chroniques de Lucia di Lammermoor, Jérusalem et King Arthur], Leon Košavić en fort musical Herzog Alba [lire nos chroniques de Don Giovanni, Le nozze di Figaro et Il barbiere di Siviglia] et le très endurant Leigh Melrose, Smee persifleur à souhait [lire nos chroniques d’Albert Herring, The rape of Lucretia, Solaris, Renard, Gloriana, Fin de partie et Orlando]. Le ténor Daniel Arnaldos révèle une voix facile qu’il manie adroitement en Flipke irrésistiblement drôle. Du côté des dames, saluons le soprano puissant et souple de Vuvu Mpofu en fascinante Astarte [lire notre chronique de Rusalka], ainsi que le mezzo-soprano onctueux, charnu même, de Kai Rüütel que l’on retrouve avec bonheur en forgeronne [lire nos chroniques d’Owen Wingrave, d’Otello à Anvers et à Londres, enfin du Joueur].

La saison réserve bientôt une autre surprise schrekérienne : le mois prochain, l’Opéra national de Lyon donnera Irrelohe (1924), un ouvrage abordé au disque [lire notre critique du CD] que nous découvrirons en première française. Quant à ce Forgeron, c’est à Gand qu’il se poursuivra (du 21 février au 1 mars). À bon entendeur…

BB