L’Opéra de Bordeaux accueille la production du rare Démon de Rubinstein, trop rare en France comme en Europe, dans une production et une interprétation qui justifient à elles seules qu’on reprenne plus souvent cet ouvrage négligé hors de Russie.

Pauvre Démon que celui d’Anton Rubinstein, prêt à renoncer à son pouvoir maléfique et à sa révolte contre Dieu, à rentrer même dans le rang des cohortes angéliques, soumis, pardonné, pour l’amour d’une humaine qui mourra du premier baiser qu’ils échangeront, la mansuétude divine offrant alors à cette dernière l’accueil fait aux âmes pures tentées par le péché, mais n’allant pas jusqu’à offrir la rédemption au pauvre diable qui n’aura plus qu’à exprimer à nouveau sa détestation du monde en reprenant son rôle destructeur. N’est décidément pas Wagner qui veut ! Et si Le Démon, créé à Saint-Pétersbourg - au Mariinski - en 1875, fut en son temps l’un des piliers du répertoire russe, longtemps plus populaire que les œuvres de Moussorgski et Tchaïkovski, Boris Godounov et La Dame de Pique ont depuis le début du XXe siècle remis à sa juste place ce qui reste un bel opéra romantique noir, dont la dramaturgie, même inspirée de Lermontov, incontournable initiateur du thème démonique aux années du grand romantisme russe, semble bien naïve pour notre regard contemporain. C’est que loin du poème quasi épique du successeur de Pouchkine, écrit entre 1837 et 1841 et qui fait figure de chef-d’œuvre de la littérature romantique d’alors, Pavel Viskovatov a écrit un livret mal équilibré et sans le souffle qu’imposerait pareil sujet, même si le duo du IIIe acte reprend mot pour mot le poème original - ce qui explique sans doute que ce soit là le sommet de l’œuvre.  Heureusement, même maladroite parfois - en particulier dans son ballet, heureusement coupé à Bordeaux - la partition comporte de vrais élans lyriques, un air célébré par tous les grands barytons et même les basses russes, depuis Chaliapine jusqu’à Hvorostovsky, et ce duo magnifique. Mais, trop inscrite encore dans les canons de représentation de l’époque, elle ne parvient pas vraiment à sortir de la tradition ces personnages d’exception dont la rencontre baignée de surnaturel - comment ne pas songer au Vaisseau fantôme wagnérien plus encore qu’au Mefistofele de Boito – devrait s’inscrire dans l’immense vertige que le sujet inspire.

Reste donc aux interprètes à magnifier ce qui pourrait n’être qu’un opéra secondaire, le seul des nombreux ouvrages lyriques d’Anton Rubinstein qui ait survécu au répertoire en Russie, mais qui demeure cependant rareté en Occident. De fait, la France, où l’ouvrage a été créé à Paris en 1911, n’aura récemment connu que les représentations du Châtelet de 2003 où Valery Gergiev et Lev Dodin plaidaient, le premier mieux que le second, pour sa réhabilitation.

D’où l’intérêt de retrouver l’œuvre à Bordeaux, où Dmitry Bertman et son décorateur Hartmut Schörghofer l’ont recréée dans leur production de l’Helikon de Moscou, déjà passée par Nuremberg et le Liceu, et très réussie. La monumentalité du décor est en effet à l’échelle du propos, grâce à un gigantesque cylindre de bois posé à l’horizontale, qui tel un somptueux vortex figé, s’ouvre sur une voûte céleste que viendra remplir une sphère qui figurera, selon les projections, la planète bleue ou un œil inquisiteur, l’océan primordial ou une rosace gothique virant bientôt au kaléidoscope, selon les besoins d’une dramaturgie renouvelée de façon impressionnante par le metteur en scène. Le plateau, de par son côté curviligne, donne de la dynamique aux mouvements des chœurs et aux rapports des personnages entre eux, même s’ils s’avèrent parfois trop répétitifs dans leur positionnement sur le cylindre, et c’est la présence des éléments décoratifs, aidée par des projections et des ombres à l’échelle de l’univers, qui transfigurent ainsi l’action sur le plan des sphères. La direction d’acteurs, précise, sinon transcendante - les personnages, en particulier l’héroïne, restant assez froids et distants - raconte simplement l’histoire qui, sans cet environnement, resterait bien prosaïque, mais trouve ainsi à s’imposer sur le plan visuel avec force.

Reste la traduction musicale de l’ensemble, qui doit en premier lieu son unité et son impact à la direction de Paul Daniel. Il transcende la fosse et plus encore les chœurs (Bordeaux et Limoges réunis) pour proposer avec eux un paysage sonore contrasté, emporté et très coloré, bien dans le ton des grandes fresques des contemporains russes de Rubinstein, pourtant assez influencé par le romantisme allemand pour que l’on évoque, sinon Wagner, Beethoven, Weber et Marschner en filigrane, voguant ainsi heureusement entre dramatisme tendu et longues plages descriptives et poétiques, dont la mise en équilibre est sans doute la plus ardue des tâches.

La distribution n’y contribue pas moins, alors qu’elle est loin d’être majoritairement russe, puisqu’elle intègre deux français, avec la courte mais parfaitement dense intervention en Messager de Paul Gaugler, et le superbe Serviteur de Luc Bertin-Hugault, attachant d’humanité. En Roi et père de l’héroïne, l’imposante basse grecque Alexandros Stavrakakis est majuscule. Plus étonnant, le contre-ténor américain Ray Chenez qui prend ici le rôle de l’Ange en lieu et place du mezzo de la partition, et y offre une ambiguïté bien venue, exploitée par le metteur en scène qui lui fait endosser au final la redingote du démon, signe que le pouvoir de celui-ci n’a rien perdu de son impact séditieux. Svetlana Lifar compose et renouvelle fortement le rôle bien classique de la Nourrice russe, tandis que le ténor percutant d’Alexey Dolgov se joue de l’écriture tendue du Prince Sinodal, fiancé de la princesse Tamara, et malheureuse victime des trames du Démon. Et l’on retrouve Evgenia Muraveva, croisée déjà à Salzbourg en Katerina et Lisa, grande voix de soprano aux accents typiquement russes, ample et charnue, sinon exceptionnelle de charme, et plus distante que magnétique qui, seul reproche, ne prend pas feu dans ses emportements amoureux. Nicolas Cavallier s’impose lui en maître du son, timbre profond, ambitus fait pour le rôle du Démon, et incarnation forte d’une vraie présence évoquant les Dracula du cinéma récent. On peut rêver - façon Chaliapine - d’une voix plus immédiatement noire pour le rôle-titre, mais il est ici superbement servi.

Au total, c’est un vrai plaidoyer pour l’œuvre que Bordeaux proposait, et il n’est pas certain qu’on puisse faire mieux actuellement pour lui redonner sa place au répertoire international, qui si elle n’est pas première, n’a rien à envier à nombre d’œuvres du XIXe siècle moins fortes mais plus souvent représentées aujourd’hui.

Pierre Flinois


Photos : Éric Bouloumié