Depuis qu’elle tourne sur de nombreuses scènes de l’Hexagone, la production élégante et figurative d’Alain Garichot, créée en 1997 à Nancy, n’a rien perdu de son charme ni de son efficacité. La scénographie épurée d’Elsa Pavanel est construite autour de troncs d’arbres présents pendant la majeure partie du spectacle, ceux-ci remontant dans les cintres en fin d’acte II pour enchaîner sans temps mort avec l’acte conclusif. Précédemment, un drapé blanc est suspendu aux cintres en travers du plateau, au-dessus de la méridienne qui figure la chambre de Tatiana, puis le voile tombe soudainement pour passer à la scène suivante, les choristes femmes le récupérant dans leurs bras. Les lumières réglées par Marc Delamézière jouent aussi efficacement avec les ambiances diurnes ou nocturnes, comme lorsque la lune est projetée en fond de plateau. Les quelques pas de danse chorégraphiés par Cookie Chiapalone, ce soir également assistante à la mise en scène, relève aussi d’un traitement classique et respectueux de l’opéra de Tchaïkovski.

Pour cette reprise à l'Opéra de Marseille, la distribution vocale prend le pari de ne pas aligner de chanteurs russophones mais une majorité de francophones, pari en partie gagné. Ainsi Régis Mengus dans le rôle-titre fait entendre un baryton bien timbré, une voix bien exprimée sur toute l’étendue de la tessiture, quoique l’aigu ait tendance à se resserrer, et de plus en plus dangereusement en fin de représentation. Mais il s’agit d’une prise de rôle pour le jeune chanteur, et on a dans l’oreille plus de noblesse et d’ampleur dans l’interprétation d’un Onéguine chez d’autres titulaires.

Marie-Adeline Henry ne débute pas en Tatiana. On apprécie son engagement, en particulier dans sa longue scène de la lettre, certains aigus sont particulièrement puissants, voire tirés à la fin de son grand air. À l’inverse, l’instrument a parfois un peu de mal à s’alléger pour émettre les nuances piano. L’interprète garde du moins une belle musicalité et s’affirme sans doute davantage en princesse autoritaire et volontaire à l’acte III, qu’en jeune fille énamourée et réservée quelques années auparavant. La mezzo roumaine Emanuela Pascu séduit plus immédiatement en Olga, avec un grave naturel dense et profond d’une belle couleur et des extensions faciles vers le registre aigu. Une chanteuse décidément à suivre ! Thomas Bettinger en Lenski est un ténor à l’élégante conduite de chant, doté d’une bonne projection dans l’aigu et sachant agréablement alléger en mezza voce.

Le rôle plus court du Prince Grémine va comme un gant à la basse Nicolas Courjal, qui alterne entre langueur amoureuse et accents plus vindicatifs dans son grand air de l'acte III. Son creux dans le grave est toujours aussi impressionnant, et le style, ce soir, soigné et fluide. Les voix de caractère de Doris Lamprecht et Cécile Galois conviennent idéalement aux rôles respectifs de Madame Larina et Filipievna, vibrato marqué pour la première et quelques éclats très sonores chez la seconde, tandis qu'Éric Huchet compose un Monsieur Triquet plus jeune que d’ordinaire, dans un style appliqué et assez peu ténor « de caractère ». Parmi les rôles secondaires, on remarque le baryton solidement timbré de Jean-Marie Delpas (Zaretski).

Au pupitre, le chef Robert Tuohy tend à privilégier la délicatesse – voire par moments l’évanescence – de la partition, les grands ensembles comme le bal chez Madame Larina ou encore celui plus tard chez Grémine ne débordant pas de décibels, maintenant ainsi un juste équilibre avec le plateau. Les cordes jouent avec splendeur, par exemple à l’entame du deuxième tableau (acte I) dans la chambre de Tatiana, et la musique pleine de relief nous raconte autant l’histoire que l’action sur scène – comme le rythme haletant au début de l’air de la lettre qui marque le cœur de Tatiana battant la chamade. Les chœurs de l’Opéra de Marseille font preuve aussi d’une bonne forme, dès l'impeccable démarrage a cappella en coulisses, juste et bien réglé pour les départs successifs des différents pupitres. On repère par la suite de petits décalages lorsque la pulsation s’accélère, mais rien de très sérieux ni qui mette en péril la qualité de la représentation.

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