Si les livres d’histoire de la musique ont longtemps attribué à Beethoven l’ensemble de l’héritage mozartien, Il Turco in Italia rappelle opportunément que dans le cadre du répertoire lyrique la part d’héritage revenant à Rossini est de première importance. Le choix du livret n’est pas sans rappeler l’intrigue de Cosí fan tutte : un quintette amoureux, structuré autour du personnage de Donna Fiorilla, est manipulé par le poète Prosdocimo. Il hésite : aucun sujet ne trouve grâce à ses yeux. Bientôt la plainte d’une jeune gitane, Zaida, l’inspire : elle pleure l’amour de Selim, un prince turc qui l’a congédiée. Ce dernier doit arriver bientôt pour observer les mœurs italiennes en fait d’amour. Il débarque à proximité de Naples et fait bientôt la rencontre de Donna Fiorilla, épouse lasse de Don Geronio et de son soupirant Don Narciso. L’arrivée de ce prince étranger lui apporte un opportun divertissement amoureux. Le poète trouve un sujet de choix dans cet imbroglio. Pour Rossini cependant, cette trame constitue bien plus qu’un simple canevas comique explorant les caractères consacrés de la comédie italienne. Il Turco est une réflexion sur le sentiment où amour, fidélité, mélancolie et sensualité se déclinent dans un nuancier subtil. Le compositeur joue avec les codes de la comédie et de la tragédie pour livrer une œuvre où il ne se dépare pas des artifices musicaux qui ont fait son succès.

La partition aussi s’inscrit dans le sillage mozartien : ampleur symphonique de l’orchestre, précision et densité des récits, et ensembles vocaux d’une virtuosité d’écriture unique. Elle réclame ainsi autant de voix exceptionnelles qu’il y a de personnages, et une direction musicale théâtrale – pour ménager les effets de dynamiques et de tempo – aussi bien que symphonique, pour donner à entendre les raffinements d’une écriture orchestrale trop souvent ignorée. La nouvelle production scaligère satisfait la plupart de ces exigences musicales.

Primo soprano, le rôle de Donna Fiorilla est central, non seulement au regard de l’intrigue, mais encore musicalement ; son personnage déploie un éventail stylistique large où se côtoient buffo et serio. L’interprétation de Rosa Feola semble ignorer la difficulté du rôle. Son agilité et sa virtuosité vocales illuminent les vocalises nombreuses du personnage, et son legato maîtrisé avec art donne une envergure tragique à son air de désespoir « Squallida veste ». Également crédible scéniquement, Feola s’impose comme une belcantiste d’exception. Avec elle le superbe Selim d’Alex Esposito complète ce couple idéal. Basse chantante, vocalisant avec aisance, Esposito est aussi un acteur qui ne ménage pas son investissement scénique : mâle dominant séducteur, Selim n’en demeure pas moins l’objet des manipulations de Fiorilla et Zaida aidées de Prosdocimo. Celui-ci est interprété par le baryton Mattia Olivieri, à la voix mordante et sonore. Il cabotine avec élégance et ne manque pas d’abattage pour interpréter ce démiurge heureusement secondé par la réalité. Son ami Don Geronio est campé par le truculent Giulio Mastrototaro. Son personnage issu de la tradition buffa doit se confronter à tous les lieux communs de ce style : ridicule et sollicitude désespérée à ne pas l’être. Constamment entre virtuosité et théâtralité, Don Geronio doit aussi se faire touchant et enfin grand seigneur en pardonnant à une Fiorilla humiliée. Mastrototaro surmonte toutes ces difficultés sans faiblir et présente un personnage attachant. Auprès de ces voix imposantes, le Don Narciso d’Edgardo Rocha semble d’abord en retrait, manquant d’énergie et de présence sonore au premier acte. La deuxième partie de l’opéra, et notamment son air « Tu seconda il mio disegno », révèle plus de puissance tragique au détriment d’une certaine souplesse vocale. La Zaida de Laura Verrecchia souffre aussi de cette comparaison, et donne l’impression de forcer une voix pourtant belle pour compenser ce décalage. Enfin Manuel Amati présente un Albazar jeune et séduisant. Son unique air permet de découvrir une jolie voix rossinienne dont on lui souhaite qu’elle s’étoffe tant il vocalise avec élégance et délicatesse.

Diego Fasolis, pourtant connaisseur du répertoire ancien et du répertoire rossinien, livre une interprétation pataude. Si la partie orchestrale est volontiers symphonique, elle s’accommode mal de la massivité proposée par Fasolis. De fait, manque à la soirée la vivacité alerte des enchaînements qui devrait permettre de transcender le symphonisme de l’orchestre en théâtralité espiègle. En outre, en ce soir de première, on constate encore quelques décalages entre le plateau et l’orchestre. Le continuo élégant du violoncelliste Simone Groppo et du pianofortiste Paolo Spadaro Munitto soutient efficacement les récits.

Pourtant, la scénographie semble plutôt encourager une légèreté virtuose. De discrets panneaux descendent pour suggérer les façades d’une place italienne donnant sur une mer calme, évoquée au fond de la scène par un beau dispositif rotatif bleu. Ces décors sont rehaussés de quelques projections vidéo de Luca Scarzella qui permettent de présenter subtilement le bateau du Turc. Cette grande sobriété prend vie sous les lumières de Gianni Carluccio (qui signe aussi les décors) qui joue des variations de la lumière du jour mais aussi de celle des états d’âme des personnages. La simplicité du décor met également en valeur les très beaux costumes de Nanà Cecchi. Le metteur en scène Roberto Andò ayant choisi de situer l’action à l’époque de Rossini, les femmes portent d’élégantes robes de style empire aux couleurs méditerranéennes, et les scènes de turquerie tirent parti avec brio de cet exotisme fantasmé.

Roberto Andò place le poète au centre de sa mise en scène, plus comme un auteur contrarié que comme un authentique démiurge. La fiction s’échappe dans la réalité et il perd le contrôle de son œuvre. Ici la finesse de l’intention nuit parfois à sa propre intelligibilité, sans pour autant brouiller le propos du livret et de la musique. À défaut de proposer une lecture saisissante de l’œuvre, la mise en scène est soignée à travers une direction d’acteurs millimétrée et une utilisation efficace de l’espace scénique et des quelques accessoires, offrant ainsi à l’œil de beaux tableaux.

En 1814 Il Turco in Italia ne connut pas le succès lors de sa création à la Scala : Rossini fut accusé à tort – pour une fois – d’auto-plagiat après L’Italiana in Algeri. Ce n’est que dans les années 1950, sous l’impulsion du chef Gianandrea Gavazzeni, que l’œuvre revit la scène du théâtre milanais, avant de connaître un nouveau sommeil jusqu’à la production de 1997 sous la direction de Riccardo Chailly. Cette nouvelle production devrait une fois de plus contribuer à relancer l’intérêt du public pour cette œuvre majeure et pourtant trop rare, si la suspension des activités du théâtre pour raison de santé publique ne réduit pas cette série à une unique représentation.

Jules Cavalié


À
 lire : notre édition du Turc en Italie, L’Avant-Scène Opéra n° 169


Manuel Amati (Albazar)
Photos : Brescia/Amisano – Teatro alla Scala