Nettement moins célèbre que L’Opéra de Quat’sous et Mahagonny, Street Scene, ouvrage lyrique composé par Kurt Weill, représente pourtant l’apogée de son écriture musicale. En effet, la pièce qu’il considère comme son « chef-d’œuvre » a pour caractéristique surprenante d’oser le risque du composite en mêlant airs pucciniens, harmonies jazzy et paroles déclamées. Un véritable kaléidoscope de langages et d’atmosphères sonores, conçu pour mettre en valeur la mixité sociale de la ville de New York.

Quinze heures. Le rideau de l'Opéra de Monte-Carlo s’ouvre sur une imposante armature en métal corrodé, dévoilant un voisinage particulièrement indiscret, dont le passe-temps favori consiste à guetter les agissements de leurs semblables. Ce choix de mise en scène, pensé par John Fulljames et réalisé par Lucy Bradley, renforce la proximité et l’entrain des lieux, favorisant ainsi les interactions entre les personnages. Parmi cette frénésie ambiante, apparaît un Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo à la sonorité homogène et enveloppante, rondement mené par Lee Reynolds, chef assistant remplaçant Lawrence Foster – annoncé indisposé pour l'ensemble de la série quelques jours plus tôt. 

L’argument, basé sur la pièce de théâtre éponyme d’Elmer Rice, se concentre sur deux évènements principaux : l’idylle naissante entre Sam Kaplan et Rose Maurrant, deux adolescents voisins, ainsi que l’adultère de la mère de la jeune fille, Anna, envers son mari violent, Frank. Par une journée d’été caniculaire dans l’est de New York, les locataires d’un modeste immeuble se plaignent de la chaleur. Au milieu du voisinage, une voix puissante et profonde annonce l’arrivée du brutal Frank Maurrant de Paulo Szot, houspillant sa progéniture. Tentant d’apaiser la situation à l’aide de vocalises robustes, sa femme Anna, interprétée par Patricia Racette, est au cœur de toutes les conversations : on l’aurait aperçu aux bras de Steve Sankey, le livreur de lait. Soigneuse, l’interprète s’applique à différencier les passages oniriques, pourvus d’ornements expressifs, aux portions plus prosaïques, au sein desquelles sa respiration se fait entendre. Dans le bal des voisins indiscrets apparait Emma Jones, incarnée par Lucy Schaufer dont l’interprétation déborde de naturel et de vérité, notamment par l’adoption d’un accent rural bien marqué.

Au cœur de ce bouillonnement généreux, entre en scène Mary Bevan – soprano à la voix sobre, délicate et touchante – dans le rôle du personnage clé de Rose Maurrant. Courtisée par moult jeunes hommes, l’adolescente est éprise de l’ingénieux Sam Kaplan, étudiant en droit, incarné par Joel Prieto. Ses airs lyriques longuement applaudis, la proposition du ténor brille par le relief qu’il apporte au rôle de l’amoureux docile. En effet, sa palette de nuances se révèle considérable, sa technique parfaitement rodée et sa voix brillante. Les duos d’amour qu’il entonne avec Mary Bevan offrent alors un somptueux mariage de timbres purs. Cette peinture du melting-pot américain se poursuit avec le récit des sorties festives de l’aguicheuse Mae Jones d’Emma Kate Nelson. Ses aigus cristallins, ses déclamations adhérant pleinement aux inflexions de la parole, ainsi que ses numéros de danse audacieux, mettent en lumière une soprano aux multiples talents.

Bien que fondée sur un décor unique, la mise en scène révèle toutes ses surprises lors du deuxième acte. En effet, une prodigieuse séparation de l’immeuble laisse entrevoir la nuit new yorkaise parsemée de gratte-ciels lumineux. Si l’on approuve le recours à une mascotte canine, apportant réalisme et attendrissement à la scène, on reste plus perplexe face aux poubelles qui se meuvent par elles-mêmes, censées représenter un songe d’ivresse tout droit sorti de l’esprit de Frank Maurrant.

La suite de l’opéra, invoquant nombre d’évènements tragiques – séparation de Rose et de Sam, double meurtre de Sankey et d’Anna, surpris le mari de cette dernière, arrestation du coupable – se révèle placée sous le signe de l’émoi. Conscients de ce tournant dramaturgique, les interventions des artistes se montrent exaltées, tantôt fougueuses (« I Loved Her Too »), tantôt déchirantes (« Don’t Forget the Lilac Bush »). Aux côtés de chœurs poignants, quelques épisodes divertissants viennent distiller une certaine légèreté au drame, tels les commérages de deux nounous (Emma Kate Nelson et Laurel Dougall), perçant dans des mélodies simples, où onomatopées se mêlent à la récitation de comptines pour enfants.

L’épisode dramatique rapidement oublié, l’assemblée bavarde comme si de rien n’était et l’ouvrage se termine de la même manière qu’il avait commencé ; léger, généreux et poétique. Pour cette représentation en Principauté, la distribution américaine et l’Orchestre de Monte-Carlo auront réussi à insuffler une admirable poésie à des personnages réputés bruts et populaires.

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