On peut, lorsqu’on monte Les Huguenots, opter pour le respect du chronotope choisi par les librettistes Scribe et Deschamps (les guerres de religion du XVIe siècle), choisir une transposition contemporaine permettant de souligner l’actualité du propos, ou encore décider de dénoncer la folie meurtrière des hommes en général, en évitant toute allusion trop lourdement didactique à quelque contexte historique que ce soit. Dans la production présentée actuellement au Grand Théâtre de Genève, les metteurs en scène et dramaturges Jossi Wieler et Sergio Morabito n’ont choisi aucune de ces options et ont plutôt opté pour un patchwork mêlant très ponctuellement certains éléments historiques (Catherine de Médicis arpente de temps en temps l’arrière-scène en costume d’époque), d’autres relevant du film d’horreur (les zombies grimés façon Walking Dead qui surgissent de terre pendant le prélude et reviennent de temps en temps pour s’agiter frénétiquement aux côtés des choristes), d’autres encore de la transposition contemporaine et de l’anachronisme (Catherine de Médicis apparaît toujours un téléphone à la main, en grande conversation avec un interlocuteur qui, de toute évidence, l'agace beaucoup).

La recherche de l’originalité n’empêche pas le recours aux poncifs de la mise en scène lyrique d’aujourd’hui : l’inévitable plateau de cinéma avec caméras, perches, réalisateur… ou le déhanchement et l’agitation de toutes les personnes présentes sur le plateau dès que le rythme de la musique se fait un peu alerte – le pompon étant atteint lorsque Marguerite de Valois, en habits renaissants, se trémousse et esquisse un french cancan lors des festivités de son mariage. On cherche désespérément une logique dans cet étrange bric-à-brac… puis on y renonce, la quête d’un sens s’avérant in fine vaine – et empêchant de se concentrer sur l’interprétation musicale, fort satisfaisante quant à elle.

La violence de l’œuvre, son romantisme exacerbé, ses contrastes esthétiques et dramatiques sont en effet à chercher du côté des musiciens bien plus que de la réalisation scénique. Les Chœurs de Grand Théâtre de Genève et l’Orchestre de la Suisse Romande, tous deux en forme superlative, sont dirigés par un Marc Minkowski dont l’amour pour la partition est évident. Le chef français propose une lecture de l’œuvre précise, contrastée, éminemment dramatique tout en évitant les excès qui la font parfois basculer dans la grandiloquence.

Après 36 ans de carrière, les années ont laissé quelques stigmates sur la voix du grand Michele Pertusi, et son français n’est pas toujours parfaitement limpide… Mais l’art de caractériser le personnage est intact et la basse italienne parvient fort bien à traduire le fanatisme de Marcel tout en lui conservant son humanité. Le Comte de Nevers d’Alexandre Duhamel est efficace dramatiquement bien que toujours un peu fruste dans son chant. Mais après tout, ce côté un peu « brut de décoffrage » ne messied pas au personnage !

On retrouve les qualités bien connues de Laurent Alvaro : une projection péremptoire sans être forcée, une articulation parfaite. Son Comte de Saint-Bris est autoritaire et intransigeant, sans tomber pour autant dans la caricature. Dommage que, en cette soirée du moins, le registre aigu de la voix soit entaché d’un vibrato un peu trop prononcé, voire se dérobe de temps à autre… On ne tiendra pas rigueur à John Osborn de commencer la soirée de façon un peu timide, tant son rôle (Raoul) est long et éprouvant. Le ténor américain n’en esquive aucune des difficultés et conserve une fraîcheur vocale étonnante au terme des cinq heures que dure le spectacle. Il réussit par ailleurs l’exploit de rendre son personnage touchant, malgré la coiffure peu seyante dont on l’a affublé, la veste trop grande qu’il porte et les gestes souvent ridicules qu’on lui demande de faire (tel ce saut à pieds joints, sur place, pour manifester sa joie) et qui suscitent le rire de façon très récurrente…

Côté femmes, Lea Desandre remporte un fort joli succès. Très à l’aise scéniquement, elle campe un Urbain délicieux de verve et de fraîcheur, reste constamment intelligible et maîtrise brillamment toutes les difficultés dont son rôle est semé. Sans être indigne, loin s’en faut, Ana Durlovski déçoit légèrement en Marguerite. Le bagage technique est certain mais la voix reste un peu engorgée, le français est confus et la déclamation manque de noblesse. À la décharge de l’interprète, il faut reconnaître qu’elle n’est guère aidée par la vulgarité dont on lui demande de faire preuve sur scène.

La noblesse de ton et le port de reine, c’est chez Valentine qu’on les trouve. Dans un français satisfaisant, Rachel Willis-Sørensen déploie des trésors de musicalité, fait entendre un timbre absolument somptueux et une voix ample, capable de s’amenuir jusqu’aux plus subtils pianissimo. La caractérisation du personnage est par ailleurs très touchante. Bref, un sans-faute, un triomphe au rideau final, et une artiste à suivre impérativement.


Le voyage de Stéphane a été pris en charge par le Grand Théâtre de Genève.

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