Au vu des longues ovations qui accueillent l’ensemble des artistes à la fin de la représentation mais aussi de l’exceptionnelle qualité d’écoute du public tout au long de cette Traviata, l’Opéra de Bordeaux a gagné son pari : celui de sceller des retrouvailles avec son public à la fois chaleureuses, émouvantes et de qualité.

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La Traviata à l'Opéra de Bordeaux
© Éric Bouloumié

Difficile de juger objectivement de la mise en scène proposée par Pierre Rambert. Certains détails agacent : le figurant personnifiant la mort ; la poupée, élément devenu indispensable dans nombre de mises en scène actuelles, et dont on se demande bien ce qu’elle fait dans les bras d’Annina lors de la fête chez Flora… Mais on sait gré au metteur en scène d’avoir su proposer une gestuelle et des déplacements qui préservent la santé des artistes (lesquels restent presque toujours à bonne distance les uns des autres) sans perdre en crédibilité ni en naturel. Le chœur (d'une précision et d'une musicalité comme toujours impeccables), placé sur les gradins surplombant la scène, semble le témoin quelque peu moralisateur du drame qui se joue à ses pieds. Le procédé, maintes fois employé (de Lavelli dans Faust à Andrei Serban dans Lucia ou David McVicar dans Roberto Devereux) n’est pas ici sciemment choisi, mais… il fonctionne !

Œuvre charnière dans le répertoire verdien, La Traviata se rattache encore par certains aspects au premier Verdi : présence de pezzi chiusi (morceaux musicaux clos sur eux-mêmes) ; structure des airs comportant (presque) tous une cabalette avec reprise… Mais l’œuvre annonce aussi par certains aspects le Verdi de la maturité, et c’est clairement vers ce second Verdi que regarde Paul Daniel, dont la direction n’hésite pas à souligner certains climax (le déchaînement orchestral  d’ « Amani, Alfredo »), à faire durer certains silences, à accentuer tel détail (l’intervention des cuivres avant le « Ma se tornando non m'hai salvato… » de Violetta au dernier acte) afin d’exacerber l’expressivité de la musique. D’aucuns trouveront cela parfois un peu excessif, mais force est de constater la grande efficacité dramatique du procédé.

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Benjamin Berheim (Alfredo) et Rachel Willis-Sørensen (Violetta)
© Éric Bouloumié

Le plateau est de très haute tenue. Outre une équipe de comprimarii parfaitement efficace (la jeune basse américaine Alex Rosen, notamment, parvient avec les quelques répliques du Docteur à focaliser immédiatement l’attention du spectateur !), les Germont père et fils se distinguent par un exceptionnel degré d’excellence. Benjamin Bernheim a mille fois raison de privilégier les nuances, le chant piano, la douceur, le legato… Les rares éclats de violence du personnage n’en ressortent qu’avec plus de force, et surtout, Alfredo y gagne une vraie poésie, un romantisme, une tendresse – et pour tout dire un intérêt – assez inédits. Sans aucun doute un des meilleurs rôles actuels de ce brillant ténor. Le Germont de Lionel Lhote se situe sur les mêmes hauteurs. Beauté du timbre, longueur du souffle, panel de nuances extrêmement varié (le second couplet de « Di Provenza il mare » est chanté presque intégralement piano !), tout y est. Par ailleurs, la grande humanité dont le timbre du chanteur est naturellement chargé confère au personnage un éclairage nouveau : Germont en devient presque touchant, et apparaît moins comme le « salaud » de l’histoire que comme une victime, lui aussi, des préjugés et du poids des conventions sociales qu’il semble défendre comme malgré lui.

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Lionel Lhote (Giorgio Germont)
© Éric Bouloumié

Reste le cas de Rachel Willis-Sørensen, dont il s’agissait ici d’une prise de rôle. Le timbre est somptueux, la voix se projette avec une facilité déconcertante, la technique est suprêmement maîtrisée, l’actrice est habile et convaincante. D’où vient, alors, l’impression que le compte n’y est pas tout à fait ? C’est que, sans doute, la voix affiche précisément une santé vocale insolente, et sonne presque trop saine pour un personnage qui, dès le premier acte, doit apparaître affaibli par la maladie (Violetta ne fait-elle pas coup sur coup deux malaises après le brindisi ?). On aurait aimé discerner ici ou là une fragilité, voire une fêlure dans le personnage, qui auraient pu être apportées entre autres par une utilisation plus fréquente de la nuance piano, qu’on attend en vain dans le « Ah, fors'è lui » du premier acte ou dans le « Alfredo, di questo core » du deuxième… Entendons-nous bien cependant : c’est presque se plaindre que la dévoyée est trop belle, et la performance de Rachel Willis-Sørensen se situe malgré tout à un très haut niveau. Le public ne s’y trompe pas, qui réserve une très belle ovation à l'artiste.


Le voyage de Stéphane a été pris en charge par l'Opéra de Bordeaux.

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