Corpus peu fréquenté de nos jours, l’œuvre opératique de Reinhard Keiser mêle volontiers farce et drame et constitue un maillon essentiel entre l’opéra vénitien et Haendel. Mattheson tient en haute estime le compositeur « le plus grand faiseur d’opéras du monde », d’autres (Scheibe) le situent très au-dessus de Haendel. L’auditeur moderne y cherchera en vain la richesse harmonique et le contrepoint consommé de Bach ou du Saxon mais pourra s’étonner de l’inventivité rythmique liée à une véritable ingéniosité dans l’orchestration. Les airs de Keiser, très courts, resserrent l’unité dramatique tout en creusant la variété des caractères. De ce flux ininterrompu émergent de temps à autres de belles arias contemplatives propices à l’introspection des personnages.

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Crésus au Théâtre de l'Athénée
© Amélie Kiritzé-Topor

La mise en scène de Benoît Bénichou au Théâtre de l’Athénée joue avec la thématique de l’opposition et de la transmutation bien présents dans le livret de Crésus – le prince muet Atys et son alter ego paysan volubile, la versatilité du traître Elcius, la condamnation puis la grâce du personnage éponyme – et prolonge cette idée par le travestissement progressif du prince Eliates. L’attrait de la fortune semble pervertir l’ensemble des acteurs, on en vient à douter de la sincérité des sentiments de la princesse Elmira qui troque sa tenue d’entraîneuse fatale pour des atours plus nobles. Sur la scène, un monolithe doré cristallise ces influences troubles, tour à tour lieu de luxure écarlate ou lanterne magique, supports des écrits d’Atys, lieu d’observation de quelque personnage caché.

On saluera les merveilleux éclairages de Mathieu Cabanes qui stylisent efficacement ces métamorphoses, stupre rougeoyant, flamboiement de l’or, et le pertinent plein feu sur la salle au moment du pardon à Crésus. L’ensemble de la distribution ne mérite que des éloges. Brûlant les planches, la soprano Yun Jung Choi campe une Elmira tour à tout passionnée et superficielle, mais si les airs langoureux (« Vous, poissons… ») dévoilent une expressivité sensible, la réalisation des coloratures tourne davantage à l’exercice sportif et à une froide énergie. Sa confidente en amour, la princesse Clerida (Marion Grange), parvient à donner à un rôle plus modeste un éclairage psychologique très convaincant.

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Crésus au Théâtre de l'Athénée
© Benoît Bénichou

Le baryton Ramiro Maturana incarne un Crésus de belle autorité, visiblement plus à l’aise dans les arias nobles que dans ses récits un peu raides. On admire l’air final de lamentation avec doublure de hautbois bien évocateur de la Saint-Matthieu. Son rival Cyrus (Andriy Gnatiuk) tire parti d’un timbre somptueux et d’une aisance scénique remarquable ; le méchant est comme souvent plus séduisant que la victime… Le ténor Benoît Rameau (Solon/Halimacus) charme par son timbre argenté, une vocalisation facile et une impeccable diction. Tour à tour inquiétant ou doucereux, strip-teaser occasionnel, le baryton Wolfgang Resch est un prince lydien aux troubles intentions, parfait dans le désespéré « Fortune ne m’abandonne pas », scène mémorable où les acteurs défilent en ombres chinoises en laissant libre cours à leurs conflits intérieurs. Dans le rôle travesti d’Atys, la soprano Inès Berlet déploie une gestique de rappeur très stylée, la projection est efficace et l’air « Où es-tu Elmira » tout en sons filés sera un moment de grâce de la soirée.

Le travestissement et le burlesque ont trouvé en Charlie Guillemin (Elcius) un trublion idéal, il prend l’espace avec une gourmandise évidente, en fait des tonnes et apporte une certaine modernité au propos littéraire. Sa transformation physique et psychologique accompagne celle du prince Eliates incarné par le ténor Jorge Navarro Colorado dont la seconde partie de l’ouvrage révèle la diversité des moyens vocaux. Dans un duo parodique tout droit sorti d’un épisode de RuPaul’s Drag Race, le tandem cède à une folie cathartique qui changera la destinée de chacun.

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Crésus au Théâtre de l'Athénée
© Amélie Kiritzé-Topor

On est à court d’adjectifs face à l’excellence : l’Ensemble Diderot prouve une fois de plus sa prééminence sur la scène baroque. Sonorité des cordes superbe, vents parfaits et équilibre des pupitres sont le résultat d’une direction sobre et efficace qui va à l’essentiel. Johannes Pramsohler troque de temps à autre sa baguette pour le violon et laisse toute liberté à un continuo expert, Philippe Grisvard (clavecin) infusant science et élégance à des récits d’un naturel parfait.

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