La Dame de Pique défie le Covid-19 à l'Opéra de Marseille
Loin de se laisser abattre, Maurice Xiberras, Directeur Général de l’Opéra de Marseille, et toutes les forces de la maison ont choisi de présenter, en lieu et place de la nouvelle production réglée par Olivier Py et déjà présentée à Nice en février dernier, une version concertante de La Dame de Pique. Le défi s’avère avant tout musical. Un gros travail d’adaptation de la partition a été mené par le chef d’orchestre Lawrence Foster et son assistante et valeureuse pianiste, Clelia Cafiero. Il en ressort une version pour piano et octuor constitué d’un alto, d’un violoncelle, deux bassons, une flûte, un hautbois, une clarinette et une clarinette basse, se trouvant complétés depuis une loge d’avant-scène, pour le troisième acte, d’une trompette et d’une caisse claire. La musique du compositeur se trouve ici préservée, même si la dimension orchestrale généreuse et ses fulgurances manquent à l’appel. Cette version attentive impose donc en premier lieu l’intimité, la sensibilité marquée, une fois l’oreille habituée à ses sonorités inhabituelles, presque nouvelles. Loin de déconcerter le public présent, cette approche presque dépouillée et visant à l’essentiel, notamment durant les airs des protagonistes, charme les auditeurs marseillais ravis de retrouver enfin leur opéra.
Dans une stricte observance des gestes barrière, les instrumentistes sont installés au-dessus de la fosse d’orchestre couverte à cet effet, les solistes, puis le chœur de l’Opéra de Marseille étant sur la scène elle-même.
Déjà présente à Nice, Marie-Ange Todorovitch campe une Comtesse à la fois terrifiante et terriblement tourmentée à l’approche de cette mort dont elle a la prescience imminente. La voix ample et profondément timbrée convient pleinement à la partie en langue russe du rôle. Mais dans l’air fameux où La Vénus moscovite évoque les ombres de son passé glorieux à la Cour de Louis XV, Je crains de lui parler la nuit, admirablement modulé par l’interprète, et tiré de l’opéra-comique de Grétry Richard Cœur-de-Lion, Marie-Ange Todorovitch se transcende et atteint à une vérité interprétative rare.
Fatigue ou problèmes techniques, Barbara Haveman, tout en campant une Lisa émouvante, fait valoir un matériau vocal devenu assez dur au détriment du legato et un aigu par trop souvent rétif. À ses côtés, le ténor ukrainien Misha Didyk campe un personnage presque constamment délirant, très habité, d’une voix large et fort sonore, mais tout de même capable de nuances.
Marion Lebègue incarne pour sa part l'une des plus charmantes et vivantes Pauline qui soient concevables. Sa voix de mezzo-soprano séduit par sa fraîcheur, la netteté des couleurs, son déroulé qui s’exprime au mieux dans sa romance romantique de l’acte I. Svetlana Lifar campe une Gouvernante rabat-joie à souhait tandis que Caroline Géa démontre un soprano de facture et facile dans les rôles de Macha et Prilepa.
Côtés hommes, le baryton Serban Vasile fait preuve d’une belle présence dans le rôle du Prince Yeletski. La voix est ferme, chaleureuse, l’aigu émis avec vaillance et facilité. Son si bel air en forme de déclaration d’amour à Lisa de l’acte II est interprété avec art et maîtrise. Alexander Kasyanov campe avec saveur d’une voix de baryton un peu débordante Tomsky, qui révèle à tous le secret de la Comtesse et des trois cartes, puis Zlagator. Marc Larcher se montre fort à son aise dans les rôles de Tchaplitski et du Maître des Cérémonies, Jean-Marie Delpas, solide habitué de l’Opéra de Marseille, est Naroumov tandis que Carl Ghazarossian campe Chekalinsky avec une voix de ténor de caractère toujours juste et percutante et que la basse russe Sergey Artamonov interprète Sourine aux accents graves et si complémentaires de ceux de son partenaire.
Le Chœur de l’Opéra s’illustre de façon radieuse dans cet ouvrage préparé avec un soin tout particulier par son chef habituel, Emmanuel Trenque et la cheffe de chant, coach pour la langue russe, Nino Pavlenichvili. Initiateur et responsable musical du projet, Lawrence Foster, après s’être adressé en préalable au public sur les choix artistiques effectués, s’empare avec une passion communicative et une intelligence de grand professionnel de la partition ainsi refondée. Il sait pleinement mettre les voix en valeur au sein d’un tel contexte, sans omettre, bien au contraire, de donner un appui constant aux musiciens durant ces trois heures de musique. Au piano, Clelia Cafiero, venue de La Scala de Milan et depuis un an assistante de Lawrence Foster à la direction d’orchestre, apparaît bien comme la colonne vertébrale de la concrétisation du projet, habile musicienne et d’une solidité à toute épreuve. L’Opéra de Marseille offre avec cette Dame de Pique atypique une leçon à méditer en ces temps où sinon la contrainte l’emporte.