Luca Francesconi (1956)
Quartett (2010–2012)
Opéra en douze scènes et un épilogue
Musique et livret de Luca Francesconi, d'après la pièce de théâtre éponyme d'Heiner Müller, librement adaptée des Liaisons dangereuses de Pierre-Ambroise-François Choderlos de Laclos.
Création de la version allemande.
Création mondiale de la version originale anglaise au Teatro alla Scala, Milano le 7 mai 2011

Direction musicale : Daniel Barenboim
Mise en scène : Barbara Wysocka
Décors : Barbara Hanicka
Costumes : Julia Kornacka
Lumière : Irene Selka , Artur Sienicki
Vidéo : Artur Sienicki , Barbara Wysocka
Dramaturgie : Jana Beckmann
IRCAM / Computer Sound production : Serge Lemouton
IRCAM / ingénieur su son : Luca Bagnoli
IRCAM / Enregistrement et montage sonore du choeur et Orchestre du Teatro alla Scala de Milan : Julien Aléonard

MARQUISE DE MERTEUIL : Mojca Erdmann
VICOMTE DE VALMONT : Thomas Oliemans
DANSE : Francesca Ciaffoni
ENFANT : Ségolène Bresser

STAATSKAPELLE BERLIN
IRCAM

Berlin, Staatsoper Unter den Linden, Samedi 10 octobre 2020, 19h30

Neuf ans après sa création à la Scala de Milan, Quartett de Luca Francesconi arrive en Allemagne pour la création dans sa version allemande (la version originale est en anglais) .
La pièce de Heiner Müller sur laquelle Luca Francesconi s’appuie de très près retrouve sa langue originale et la version allemande est donc très proche du texte de Müller
alors que l’utilisation de l’anglais (vu par Francesconi comme une sorte d’esperanto, ce qui dans le cas du genre opéra n’est pas forcément juste) à mon avis l’en éloigne – comme toute traduction/trahison.
La pièce de Müller a eu une grande fortune en Allemagne, reprise régulièrement depuis sa création à Bochum en 1982. Elle a eu aussi en France une belle carrière, la mise en scène de Patrice Chéreau en 1985 lançant le destin « grand-public » d’une pièce dont la création française remontait à 1983. L’opéra de Francesconi connaîtra-t-il le même destin ?
À la Staatsoper Unter den Linden, Barbara Wysocka dont on connaît la
Lucia di Lammermoor à Munich en 2014 toujours au répertoire en signe la mise en scène et Daniel Barenboim en assure la direction musicale. On met donc les petits plats dans les grands.

Mojca Erdmann (Merteuil), Thomas Oliemans (Valmont)

L’Opéra de Luca Francesconi créé à la Scala (direction musicale Susanna Mälkki) dans une production d’Alex Ollé et la Fura dels Baus y a été repris pour sept représentations à l’automne 2019, il y un an, sous la direction de Maxime Pascal. Par ailleurs, il a été représenté à Strasbourg et Porto (Mise en scène Nuno Carinhas), à Londres (Royal Opera House) en coproduction avec Rouen (Mise en scène John Fulljames) , à Malmö en 2015 (production Stefan Johansson), à Rouen et Bolzano/Bozen en 2017 et la même année la production originale de la Fura dels Baus est reprise au Liceu de Barcelone tandis que le Spoleto Festival de Charleston en assure la création américaine, au total 85 représentations dans 8 productions différentes. L’opéra de Paris ne l’a pas représenté mais en revanche a créé en 2017 Trompe-la-Mort dont nous avons parlé dans ce site (voir ci-dessous). Ce rappel s’impose, s’agissant d’opéra contemporain : nous savons combien le chemin des créations se dirige hélas plus vers les tiroirs que vers les scènes et constater une carrière respectable pour une œuvre nouvelle ne peut que satisfaire.
Cette création berlinoise de la version allemande devrait préluder, espérons-le à une carrière germanique où Heiner Müller reste un nom essentiel de la dramaturgie allemande, d’autant que le format ramassé, deux acteurs, petit ensemble, et 1h30 de musique est parfaitement adéquat à la période Covid que nous traversons, sans parler de la thématique de fin du monde que l’œuvre porte en elle.
La pièce de Heiner Müller est librement inspirée des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, et du jeu d’équilibriste que se jouent les deux personnages de Merteuil et Valmont, où pouvoir, désir, sentiment, fascination se tressent en un chemin qui mène inévitablement à la tragédie. Heiner Müller confie d’ailleurs ne pas avoir lu dans son ensemble le roman, mais avoir été fortement interpellé par la préface de Heinrich Mann à sa traduction au début du XXe siècle, un des textes les plus puissants sur le roman de Laclos.
L’échange entre Madame de Merteuil et le Vicomte de Valmont, leur vie libertine ouverte ou cachée et leur guerre larvée donne à Heiner Müller en 1980 l’idée de construire une pièce de théâtre qui remplace l’épistolaire par le dialogue des deux personnages employés à affirmer leur libertinage dans une société hostile, mais en même temps par leur action même, de donner un coup fatal à cette société dévorée de l’intérieur. Les lettres sont remplacées par des répliques qui sont en réalité de longs monologues. Les personnages se démultiplient, au-delà des sexes : Merteuil joue Valmont et Cécile, Valmont joue la Présidente de Tourvel, et il en résulte un combat sexuel ou verbal qui se termine en catastrophe.
L’espace de ce Huis-clos nouvelle manière est « un salon d’avant la révolution  » en même temps « un bunker d’après la troisième guerre mondiale », où les deux protagonistes sont en fait les survivants-survivances d’un monde qui s’est autodétruit dont par leur combat ils vont finir d’achever. L’enjeu n’en est même plus le libertinage, mais la réduction d’une civilisation à la chair de plus en plus triste et au plaisir de plus en plus trouble, gore, et destructeur : sexe, violence, glaciation du sentiment, évidemment on pense à Sade, d’ailleurs redécouvert apr les allemands  à l’époque de la traduction de Laclos par Heinrich Mann((Il n’est pas interdit de penser que c’était aussi une manière de montrer la monstruosité française à un moment où les deux nations s’opposaient en Europe. De leur côté, les français soulignaient que si les allemands s’intéressaient à Sade, c’est parce qu’ils étaient eux-mêmes des monstres)). À l’instar, dans un autre style, de La Grande Bouffe de Marco Ferreri, Quartett est le spectacle des derniers jours d’une société qui s’est épuisée et auto-rongée où tout a été essayé sans autre solution que la mécanique sexuelle, la haine, la mort ou la solitude.
D’où cette vision cosmique de Barbara Wysocka (dans un décor de Barbara Hanicka) qui installe les deux protagonistes à l’intérieur d’un globe, d’une planète, une sorte de caverne platonicienne d’où le monde n’est plus que déformé à leur image, dans un espace en désordre, en devenir d’où l’on est en train de déménager (caisses, ruines de bibliothèques, chaises en désordre), un décor à la Ionesco, dans une sorte d’espace absurde d’où toute liberté s’est évanouie.
Si le titre Quartett réfère aux personnages en scène et aux personnages qu’ils figurent ou dont ils s’emparent, Wysocka a voulu installer visuellement un Quartett, un quatuor, avec en plus des deux protagonistes, une danseuse et un enfant.

Une évidence d’emblée : l’ambiance générale du moment semble coller exactement avec l’œuvre, nous avons parlé du format, nous pourrions aussi décrire une Staatsoper aux foyers déserts, aux bars fermés, à la salle occupée très partiellement à cause de la distance sociale (à ma droite un fauteuil sur deux, à ma gauche un fauteuil sur quatre, on rentre on s’assoit, on prend sa dose de musique et on sort. Cette mécanique du désir musical frappe lorsqu’on assiste à Quartett, qui est aussi une expérience des limites de l’humain en proie au choix entre la solitude et la mort.
Heiner Müller va au-delà du roman, partant des expériences libertines de ce couple d’aristocrates élevé au rang de mythe littéraire et les plaçant dans un huis-clos de l’extrême, d’où ils ne peuvent sortir que par la destruction.
Ce Huis-clos de l’extrême, cette « cosmologie de l‘Enfer », c’est bien l’impression qui ressort de ce travail d’un gris angoissant. Peu ou pas de couleurs, « cinquante nuances de gris », un travail sur le gris, le noir et le blanc.
Quand il n’y a plus ni sentiment ni désir de vivre, quand on est au-delà du vivant, il reste la parole, et le théâtre : on joue à être autre, parce qu’on n’a même plus le goût à être soi-même, alors Valmont joue Madame de Tourvel avec une robe à volants et Merteuil joue à Valmont avec un gode, jeu sur le genre dirait-on aujourd’hui, mais qui en réalité couvre l’impossibilité de communiquer dans une norme de la parole voire du désir : c’est le jeu des ombres, où tout se déroule au bord de la mort, dans le mime, l’évocation, la satire, le sarcasme et la destruction.
Dans le roman, Valmont mourant remet à Danceny les lettres de Merteuil la détruisant post-mortem et amenant le personnage de la Marquise à une solitude où même son destin est mis en doute. Elle disparaît de la scène et les personnages parlent d’elles sur des « on-dit », « Ses gens disent… On croit que… » (Lettre CLXXV Madame de Volanges à Madame de Rosemonde). Dans la pièce, elle offre en toute clarté à Valmont du vin empoisonné « Et faites-moi la joie de recevoir de mes mains ce verre de vin » que celui-ci accepte en pleine conscience « Vous n’avez pas besoin de me dire, Marquise, que le vin était empoisonné. Je voudrais pouvoir assister à votre mort comme j’assiste maintenant à la mienne ». Valmont mort, elle reste seule, sans plus pouvoir ni donner de sens à sa vie ni même vivre.

Thomas Oliemans (Valmont), Francesca Ciapponi (Danseuse)

Quartett est bien l’œuvre de la désagrégation de l’humain où même les personnages se vivent comme bestiaux ((Valmont : « Quel ennui que la bestialité de notre conversation… L’art dramatique des bêtes féroces »)). Ces bêtes auxquelles nous ressemblons le plus par la mort, qui nous fait revenir à la banalité de l’animalité.
Il y a quelque chose de bêtes en cage : on pourrait représenter l’œuvre dans une cage de cirque avec des personnages- fauves sans dompteurs.

Le texte écrit en 1980 a évidemment des résonances particulières aujourd’hui et parle, indiscutablement notamment quand il évoque la relation femme-homme, le désir féminin, le rôle de l’homme, la question du pouvoir.
La forme de l’opéra, douze scènes et un épilogue, entrecoupées de courts intermèdes orchestraux rappelle par sa forme le Wozzeck de Berg, la référence de l’opéra du XXe, et par le nombre de scènes, douze, les stations de la Passion. S’il s’agit d’un chemin balisé vers la mort, Quartett est une sorte d’anti-passion dans la mesure où l’œuvre marque l’absence de l’humain, la prévalence de la bestialité, quand la Passion souligne à chaque station l’homme dans son destin de souffrance.
La forme du dialogue homme-femme évoque aussi d’autres rencontres à l’opéra, on pense évidemment au Château de Barbe-Bleue de Bartók qui traite de la même problématique, pouvoir, désir, destruction avec la même clé : la personnalité de la femme qui finit par circonvenir l’éternel masculin, qui peu à peu découvre sa faiblesse. Il y a derrière cette œuvre un arrière-plan qui apparaît dans son épaisseur culturelle. Et c’est ce qui la rend passionnante.
On a vu dans l’œuvre de Müller l’importance donnée à la parole, qui devient action, performative, comme dans toute tragédie. Et à l’opéra, on retrouve cette nécessité de la parole : la question du mot est du texte est déterminante pour construire une vraie dramaturgie. La condition de la réussite de l’œuvre tient d’abord à l’existence d’un texte puissant, d’une rare crudité à l’opéra qui détermine tout le reste, même si la version lyrique est contrainte de couper dans le texte si dense de Müller.

Francesca Ciapponi (Danseuse), Ségolène Bresser (Enfant), Mojca Erdmann (Merteuil), Thomas Oliemans (Valmont)

Est-ce une idée ? Est-ce une faiblesse ? Wysocka pour créer un vrai « quatuor » (Quartett) ajoute une danseuse, qui figure (avec des jeux de masque très actuels) la petite Cécile, ou Valmont et une enfant, en début d’adolescence, on pense à Cécile de Volanges, avec la gêne bien actuelle face au goût pour les Lolita. Avec deux personnages supplémentaires, le quatuor devient ici « lisible » alors que chez Müller le quatuor se joue à deux personnages qui miment les deux autres. Le quatuor (Quartett) est une formation musicale où la nécessité est l’homogénéité du jeu et surtout l’attention à l’autre, aux autres : la fonction de ces deux nouveaux personnage est évidemment de se tresser à la trame de manière à former vraiment quatuor, au sens musical du terme, j’ajouterai sans jeu sur les mots, qu’on fait de l’authentique musique en/de chambre. Toutefois, comme souvent, ces ombres (excellente Francesca Schiaffoni comme danseuse) sont un double mental ? une ombre portée ? une évocation ? 

Les oiseaux : Thomas Oliemans (Valmont) Mojca Erdmann (Merteuil)

Elles semblent être (et aussi l’enfant) des projections mentales presque utilitaires, à l’instar des photos pornos qui descendent des cintres ou des corbeaux hitchcockiens que Merteuil finira par prendre dans ses bras destinés à occuper l’espace ou à accentuer et élargir le jeu des deux protagonistes. Il est évident que la mise en scène d’un dialogue aussi serré nécessite des moments de creux et de déliés, des sommets de tension et des moments d’apaisement.

L'enfant (Ségolène Bresser), Valmont (Thomas Oliemans)

Le travail de Barbara Wysocka est un travail tauromachique autour d’une sorte de lutte au dernier survivant, avec observation des combattants, banderilles, danse macabre : les oiseaux qui tombent sont des corbeaux. L’opéra parce qu’il est opéra atténue néanmoins la crudité d’un texte, qu’on le veuille ou non, qui dès les premières lignes dans la pièce de théâtre pose la relation érotique :  “Vous n’avez pas oublié comment on s’y prend avec cette machine. Ne retirez pas votre main.” L’opéra d’une certaine manière efface tout et laisse à la musique une partie du signifié, même si les deux protagonistes, et c’est le cas, sont des diseurs hors pair. 

Corrida du genre : Thomas Oliemans (Valmont) Mojca Erdmann (Merteuil)

Il faut en effet pour jouer cette corrida dans une cage de cirque deux bêtes. Ce ne sont pas des fauves sauvages : les deux personnages issus de l’aristocratie gardent malgré la violence rentrée ou exprimée des échanges une sorte de vernis policé, représentants d’une société qui n’a plus de but, ni d’espoir, ni de sentiment : une société à bout et au bout.
Heiner Müller lui-même pensait avoir écrit une oeuvre contre le terrorisme, c’est à dire l’extrême d’un parcours sociétal. En 1980, l’Allemagne est sortie des années Baader depuis peu, l’Italie sort à peine des années de plomb (Aldo Moro a été assassiné en mai 1978): la question du terrorisme et de l’extrême violence est urgente et encore d’actualité. Quarante ans après, elle l’est non seulement encore, mais peut-être accentuée. Une société qui n’a plus rien à dire, sinon à être cette cage décrite plus haut, une cage cosmique, d’où ce décor à la fois d’une caverne, authentiquement platonicienne d’où nous ne voyons plus du monde que les ombres, et qui est une prison définitive. De cela la mise en scène de Barbara Wysocka nous parle.

Mojca Erdmann est un soprano lyrique avec de beaux aigus, une de ces voix qui peuvent Pamina comme Sophie de Rosenkavalier. L’écriture très tendue de Francesconi permet à l’artiste de jouer avec les aigus, les modulations, les limites de la voix, qui n’est pas légère, mais assez charnue et particulièrement expressive. l’actrice est engagée fortement dans le jeu, prend un grand soin à ce que le texte soit vraiment entendu. Cette Merteuil qui dans le roman est une (jeune?) veuve apparaît encore d’une grande jeunesse et énergie.
Est-ce pourtant le personnage qu’on peut imaginer ? Dans sa mise en scène désormais canonique du Berliner Ensemble (1994), Heiner Müller avait donné Valmont au jeune Martin Wuttke, l’un des acteurs les plus mythiques de la scène allemande depuis lors, et Merteuil à la vénérable Marianne Hoppe, 85 ans, une autre légende de la scène allemande qui avait traversé le siècle. Et évidemment alors le jeu entre les deux personnages prenait une toute autre couleur. Sans rien retirer à la prestation absolument remarquable de Mojca Erdmann, on est en droit d’imaginer une Merteuil chantée par une Waltraud Meier ou une Tanja Ariane Baumgartner maîtresses absolues du texte et de l’émission, mais surtout qui pourraient dans une mise en scène adaptée être porteuses d’une nouvelle vision de l’œuvre… Peut-être la partition pourrait-elle demander des retouches, évidemment, mais quelle incroyable force théâtrale cela aurait.

Thomas Oliemans (Valmont)

Au contraire, le personnage de Valmont, littéralement au bout de son système, au bout de (au-delà même de…) son désir et de tout désir, est lui aussi formidablement interprété par Thomas Oliemans. Le baryton hollandais a un large répertoire, qui va de Mozart à Strauss, mais aussi un répertoire de Liederiste, et cela s’entend dans sa manière de dire le texte, avec  un soin dans l’articulation que seule la fréquentation de l’univers du Lied peut donner. La parole a un poids, qui ici prend tout son sens et la partition est ici peut-être plus redoutable pour le baryton que pour le soprano : passages brutaux à l’aigu, de la voix de poitrine à la voix de tête, écarts redoutables, difficultés auxquelles s’ajoute un jeu multiforme, presque transformiste, qui donne au personnage des aspects tantôt inquiétants tantôt clownesques, installant partout et tout le temps le malaise. Ce sont de prodigieux moments où le personnage apparaît assez vite être une sorte de jouet consentant aux mains de la femme dans une démarche authentiquement suicidaire.
Il fallait des protagonistes de cette force-là pour donner sa plénitude à la partition.
Une partition d’une très grande complexité. Luca Francesconi est un des grands compositeurs du moment, mais c’est aussi un italien pour qui l’opéra est quand même le genre national. On sait combien l’écriture contemporaine a du mal avec l’opéra, et notamment avec les livrets et la dramaturgie. Ici, il y a une incontestable (même si redoutable) écriture pour les voix.
L’épaisseur musicale répond à l’épaisseur conceptuelle et à la force du livret : on y reconnaît des traces du madrigalisme, des techniques belcantistes, mais aussi des musiques héritées de la pop-rock, comme celles d’un artiste aussi diversifié que Sting. Une musique complexe, qui allie orchestre et électronique, puisque les parties électroniques enregistrées sont celles qui ont été travaillées par l’IRCAM à l’occasion des représentations milanaises. Et d’ailleurs la fusion fonctionne ici parfaitement, il est difficile de démêler l'instrument direct de l'intervention électronique comme dans un jeu de masques où les sons et les voix se mêlent sans qu'on prenne garde à l'origine de tel ou tel son. On n'y prend d'ailleurs jamais garde, tant l'artifice semble naturel, ce qui est évidemment en phase avec le sens d'une œuvre qui chasse le naturel pour s'enfoncer dans l'artifice-artifex-mortificus ou plutôt mortifex comme le groupe trash metal américain.
La surprise vient évidemment de la présence de Daniel Barenboim au pupitre. À 78 ans, il aborde un répertoire totalement en dehors du sien, avec un cran qu’il faut souligner. Chapeau l’artiste. Certes, on sait que très souvent il assume les premières séries de représentations, puis laisse les reprises des années suivantes à des Konzertmeister de la Staatsoper, mais sa présence ici était doublement symbolique : pour cette première allemande, la présence du GMD donne un poids singulier à cette série, mais de surcroît en période de pandémie, avec les terribles moments traversés par le monde du spectacle, cette présence est d’autant plus importante : pour la première nouvelle production d’une saison difficile ô combien : le capitaine est à la barre et tout est en ordre de marche. Mais c’est aussi une manière d’imposer fortement l’oeuvre, qui le mérite pleinement, c’est à mon avis l’une des plus fascinantes créations de ces dix dernières années, lieu d’une musique fouillée, aux strates très diversifiées.
La Staatskapelle Berlin en petite formation est dans la fosse, et Barenboim montre combien il sait donner du sens à une lecture, très contrastée, très fluide, qui est attentive à soutenir les chanteurs, à imposer le texte, et en même temps à bien faire entendre les éléments de l’instrumentation qui sont d’une très grande clarté, par une interprétation peine de relief qui invite vraiment à se familiariser avec cette écriture,  quelquefois  suave, avec ses ruptures brutales, son ironie, sa froideur. et qui permet de constater combien justement le travail de Francesconi est attentif au texte.  Il y a des moments aux percussions très soutenues qui miment presque la respiration tendue et haletante, il y a aussi – dans un opéra où percussions bois et cuivres sont particulièrement sollicités et constituent l’essentiel de l’instrumentarium- une utilisation et une présence des rares cordes qui étonne par son relief et son « classicisme », (pizzicati des contrebasses…) dans lequel Barenboim se retrouve.
Le texte en allemand qui est de Heiner Müller lui-même, raccourci pour les besoins de l’opéra, où Francesconi a dû reconsidérer certaines parties musicales pour coller à la prosodie allemande, à mon avis donne à cette version une proximité plus grande, une chair que l’anglais plus « distancié »  ne donne pas. Avec la chance d’avoir un texte original lui aussi d’une puissance poétique et musicale forte, et qui doit aussi être donné à entendre. Barenboim est très attentif au jeu sur les volumes, au rendu de certaines phrases, et reste très « théâtral » avec un resserrement des rythmes, avec des moments de suspension, des silences, des respirations, qui donnent une grande force à l’ensemble. Pleine justice est rendue à l’oeuvre.

Voilà une nouvelle production, nous l’avons dit, en phase avec la période, pour une oeuvre qui ne le reste pas moins. C’est le propre des œuvres importantes que d’interroger le monde au-delà des époques, mais c’est aussi musicalement un voyage fascinant par sa complexité, une sorte de labyrinthe dans la mémoire musicale,  qui produit une musique jamais imitative, mais d’une très grande originalité au service d’un des grands texte de la fin du XXe. Une vraie belle soirée.

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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