Piotr Ilitch Tchaïkovski (1840–1893)
Eugène Onéguine (1879)
Scènes lyriques en trois actes
Livret de Constantin Chilovsky et du compositeur, d’après le roman en vers d'Alexandre Pouchkine
Créé le 29 mars 1879 au Théâtre Maly à Moscou
Direction musicale Tomáš Hanus
Mise en scène et décor Dmitri Tcherniakov
Costumes Maria Danilova
Lumières Gleb Filshtinsky
Co-réalisatrice des costumes : Elena Zaytseva
Assistante décor Ekaterina Mochenova
Assistant à la mise en scène : Thorsten Cölle Igor Ushakov
Etudes musicale et langue Liubov Orfenova
Larina Helene Schneiderman
Tatjana Nicole Car
Olga Anna Goryachova
Filipjewna Larissa Diadkova
Eugen Onegin Andrè Schuen
Lenski Bogdan Volkov
Fürst Gremin Dimitry Ivashchenko
Saretzki Dan Paul Dumitrescu
Vorsänger Mykola Erdyk
Alte Dame zu Gast Johanna Mertinz
Figurants de la Wiener Staatsoper
Enfants de l'Agence Rising talents
Slovenský filharmonický zbor (Choeur philharmonique Slovaque)
Dir : Jozef Chabroň
Orchester der Wiener Staatsoper
Vienne, Wiener Staatsoper, mercredi 28 octobre 2020

L‘Opéra de Vienne peu réputé pour son ouverture en matière de mises en scène accueille enfin Dmitry Tcherniakov après pratiquement toutes les grandes salles d’Europe pour une nouvelle production d’Eugène Onéguine de Tchaikovski. La précédente, de Falk Richter, qui remonte à 2009 a été représentée 53 fois, ce qui est respectable. Détail curieux, la précédente production est plus „jeune“ que cette production qui a vu le jour en 2006 au Bolchoi de Moscou, et qui est aussi passée par Paris en 2008, l’espace de six représentations du Bolchoi. Une production donc pas si nouvelle mais hautement emblématique, parce qu’elle signait alors l’arrivée de Tcherniakov dans le paysage lyrique international.
Elle n’a pas perdu sa force, ni son intelligence. Et cette entrée de Tcherniakov à Vienne est réussie, tout comme celles de Nicole Car, Bogdan Volkov, Andrè Schuen, Dimitry Ivaschenko, tous affichés pour la première fois à la Staatsoper. Les nouvelles générations arrivent.

L'espace des deux premiers actes

Une couleur

Certains pourraient dire que ce travail de Dmitri Tcherniakov est du „Tcherniakov d’avant Tcherniakov“ au sens où l’on reconnaît un style et un travail, mais sans le côté systématique de certaines de ses productions plus récentes, fondées sur les métamorphoses d’une psyché tourmentée dans un espace clos.
Ainsi ce travail autour de l’œuvre de Tchaikovski et Pouchkine est-il "plus sage" en quelque sorte au sens où il ne déplace pas (comme souvent) les personnages dans un contexte où il les regarde agir. Ici, ce qui l’intéresse, c’est d’abord une manière de rendre la couleur de l’original pouchkinien et notamment le début campagnard, (le chapitre II de Pouchkine met en exergue une citation-mot d'Horace, « rus » « la campagne », où Onéguine s’ennuie, et où la vie se déroule sans aucun intérêt, comme pour Lenski dont Pouchkine dit
« Des maîtres des maisons voisines,
il n’aimait guère les façons, il fuyait leurs tablées bruyantes… » ((Pouchkine, Eugène Onéguine, ch. II, XI, trad.André Markowicz, Babel))
De cette remarque Tcherniakov ouvre l’œuvre par une immense tablée, (ces tablées que Lenski et Onéguine méprisent) autour d’une non moins immense table envahissante, omniprésente qui sera le lieu de tout le drame tout au long de l’œuvre, une table qui structure la dramaturgie et autour de (ou sur) laquelle tout se passe. Une table au centre d’une vaste pièce avec peu de meubles d’une grande datcha de campagne. Et cela rend ici la poésie inhérente à l’œuvre originale de Pouchkine, qui crée une ambiance particulière très idiomatique.
Et de cette tablée bruyante se détache dès le prologue Tatiana, qui regarde sans cesse vers la fenêtre en se détournant des convives. Elle traverse le repas immergée dans ses pensées. « Elle avait l’air parmi les siens venue d’ailleurs, surgie de rien » ((Ibid, II, XXV)) et le profil de Nicole Car, filiforme et évanescente, correspond à ce portrait.
Ainsi se construisent dès le départ (et dès l’arrivée de Lenski et Onéguine, qui ne passent plus dans le jardin, mais qui passent à ce repas collectif ) des contrastes : Olga joueuse et vive, qui focalise l’attention, et Lenski, jeune poète tout plein de Kant et de romantisme allemand «  le feu de Goethe et de Schiller brûlait depuis dans tous ses vers »((Ibid. ch. II,IX)), en face, Tatiana, rêveuse et absente, détachée de son monde, amoureuse d’Onéguine, lui aussi marginal dans cette campagne ennuyeuse et qui le regarde comme un excentrique : l’excentrée aimera l’excentrique.
Bien sûr Tchaikovski n’est pas Pouchkine, mais la lecture (merveilleuse) de Pouchkine permet de mieux comprendre la démarche du metteur en scène, rempli de cette culture et de ces textes fondateurs de la culture russe, pour une mise en scène destinée au Bolchoï et donc à un public qui en comprend les allusions, les images et les ambiances.

La table

Tablée

Deuxième élément dramaturgique : la table, immense, autour (ou sur) laquelle tout se passe : la table comme lieu de réunion familiale ou amicale, autour de laquelle on s’affaire, où l’on ne cesse de manger et boire et on l’on va tuer… Kosky avait fait du jardin, du vert, de la nature, un des éléments dominants de sa mise en scène à la Komische Oper, avec cette scène ravissante où comme chez Pouchkine, on faisait des confitures ((Ibid, III,I :
Un foyer simple de chez nous
Hospitalier et tout et tout –
Des régiments de confitures)) installant une ambiance de « vert paradis » qui marquera tout le spectacle.
Tcherniakov met au contraire tout le monde en boite, enfermé entre les murs d’une grande maison ou au troisième acte d’un palais. Et du même coup, l’histoire de Tatiana devient une histoire d’étouffement : au premier acte, quand les convives profitent de la réunion et du repas, elle regarde obstinément par la fenêtre, où l'on entrevoit le jardin, sans jamais y être. Comme si l’ennui la caractérisait et la soif d’un ailleurs. Et au troisième, même plus de possibilité de regarder par la fenêtre car l’espace n'en a plus.
La table structure les mouvements, autour ou devant, ou sur (pour l’air de la lettre), elle structure la rencontre avec Onéguine après la lettre, qui s’assoit tout à l’opposé de Tatiana, avec cet espace immense qui sépare les deux personnages et Onéguine ne se rapprochera de manière si terrible que pour sussurer à Tatiana qu’il ne répondra pas à son amour, terrible ironie dans la science du mouvement, où l’on dit la séparation en se rapprochant (tout comme au troisième acte mais dans une géométrie inverse)

Onéguine (Andrè Schuen) et à l'opposé Tatiana (Nicole Car)

Et tout devient drame « familial » : au deuxième acte, magistralement réglé, il n’y a plus de duel, mais une lutte qui tourne mal. Triquet est présent, mais en figurant, car c’est Lenski qui chante de manière dérisoire l’air de Triquet (et en russe, non en français comme dans l’original), qui devient du même coup chant désespéré et sarcastique chanté par un poète, c’est à dire dans ce monde très (petit) bourgeois, un intrus, un étrange, un étranger, un bouffon. C’est bien le chant d’un bouffon que met en scène Tcherniakov.

Une autre table tout aussi large barre la perspective du décor du troisième acte, grande salle du Palais Gremine. Une table au premier plan quand celle des deux premiers actes était à l’arrière-plan, mais à cette table, Tatiana siège à jardin et non plus à cour, elle préside, les convives et ne fuit plus, mais la mise en scène fait bien ressentir son indifférence polie : elle est encore et toujours face aux convives une présence-absence.

Palais sans fenêtre et toujours Tatiana (cette fois à gauche) et Onéguine (à droite)

Tout d’ailleurs est construit dans cet acte de manière symétrique au premier. Les convives du premier étaient bruyants et un peu désordonnés, et ils sont très raides et mondains au troisième, Onéguine entrait au fond-jardin et il rentre au premier-plan-cour, il entrait d’une manière dégagée au premier acte, objet de l’intérêt de tous, et au troisième, s’il essaie de rentrer de la même manière, mais il est manifestement dédaigné de tous qui détournent le regard en un ballet glacial, le laissant dans une solitude marquée, jusqu’au moment où Gremine l’accueille.
Au milieu de ces ambiances, un élément permanent est constitué par une armée de serviteurs, des servantes (en effet ce sont exclusivement des femmes ) nombreuses et bon enfant aux deux premiers actes, des domestiques nombreux et indifférents au troisième : cela n’a rien d’anecdotique. La présence des servantes au premier acte a quelque chose de familial et familier, elles font visiblement partie du cercle, du petit monde souriant de l’enfance confortable d’Olga et Tatiana. Au contraire, l’armée de domestiques (ce sont exclusivement des hommes) du troisième est « hors champ », elle constitue un arrière-plan mouvementé, qui assure un service, et qui ne prend pas part à la trame, ce sont des employés et non plus des familiers. Le monde a changé.
Tout ce travail est donc construit dans les détails, avec beaucoup d’intelligence et de rigueur qui concourent à contribuer aux lignes de force de l’histoire que veut raconter Tcherniakov.

Un acte II virtuose et pivot

C’est dire aussi qu’il y a comme une chorégraphie bien réglée, où l’acte II fait pivot, moment où l’intervention du metteur en scène est déterminante ; c’est aussi celui où Tatiana, bien que l’occasion soit son anniversaire, s’efface au profit des autres, Olga, Lenski, Onéguine et tous les autres, invités, servantes, amis en une sorte de farandole désordonnée qui va tourner au drame. Au centre, Lenski.
Il faut retourner à Pouchkine pour comprendre le mécanisme. Lenski est un poète, plongé dans le romantisme allemand :
«  des émotions toujours sublimes
l’élan de rêves virginaux » ((Ibid, ch. II, IX)) ou

« Il chantait l’ombre et le chagrin
Le vague, les brumeux lointains
Et puis les roses romantiques » ((Ibid, ch. II, X))
La personnalité de Lenski est présentée par Pouchkine comme opposée à celle d’Onéguine : « Poème et prose, vague et pierre
Glace et brasier différaient moins » ((Ibid, ch. II, XIII)).
Pouchkine insiste sur l’âge de Lenski, 18 ans, poète adolescent (le mot est employé au moment du duel
« Notre Evgueni, soudain, le sang
Figé, court vers l’adolescent » ((Ibid, ch. VI, XXI)).
Bogdan Volkov qui chante Lenski a l’allure jeune et adolescente, avec le grain de folie que Tcherniakov lui prête, où tous les sentiments sont portés à l’extrême, mais dans cet ensemble, et dans cette ambiance, le duel ne cadre pas : on n'imagine pas le duel dans la pièce fermée, comme d’ailleurs l’assistance qui assiste au conflit des deux amis sans y croire vraiment (c’est le cas d’Olga) et ainsi le spectateur a‑t‑il le point de vue des participants à la fête. Et va se jouer en un tourbillon de fête le drame central.
La scène est très bien réglée, parce que tout se passe au milieu des lazzi, au milieu du champagne et semble faite de la seule légèreté. Personne ne prend Lenski au sérieux, Olga est légère et superficielle, Tatiana observe le jeu d’Onéguine, et subitement Lenski dit les couplets de Triquet, réduit ici à un bouffon, en russe et non en Français comme dans la partition.

Lenski-Triquet bouffon (Bogdan Volkov)

Il s’agit d’un compliment troussé à Tatiana pour son anniversaire qui devient une sorte de clownerie quand Lenski s’en empare, comme un jeu destructeur où Lenski briserait les lois du genre, alors que Tatiana épouse en quelque sorte les rêves de Lenski : chacun aime la mauvaise personne, c’est à dire son opposé. L’ombrageux Lenski aime Olga la légère et la romantique et rêveuse Tatiana aime Onéguine le blasé. Et d’ailleurs cette parenté, Tatiana la marque au moment où Lenski sort furieux : elle lui caresse tendrement la joue, seul geste de profonde solidarité dans un acte où elle reste foncièrement une observatrice passive.

Entre quatre murs, même vastes, les personnages se perdent, tournent en rond, font des fêtes répétitives et traversent une vie sans grand intérêt ni sens. C’est cet étouffement aimable que Tcherniakov essaie de traduire.
Dans cet univers, Lenski est en décalage et Onéguine en joue jusqu’au conflit ouvert.
Alors, quand le duel est annoncé, au milieu des servantes qui débarrassent la fête. Lenski et Zaretsky son témoin dorment affalés dans la salle, image qui nous dit que la fête est finie.
Le matin, Onéguine en cherchant à calmer le jeu se heurte à un Lenski plus agressif et plus éperdu encore qui lui lance son fusil devenant un enjeu de lutte entre les deux, quand Lenski veut s’en emparer pour se tirer dessus, le coup part et Lenski meurt, sur l’énorme table, décidément centre de tout le drame.

Tcherniakov n’offre pas à ses héros l’honneur d’un duel, même stupide : il crée un accident, qui replace l’histoire dans la banalité du quotidien de la vie bourgeoise et campagnarde. Le poète meurt par accident, alors qu’il pouvait avoir la mort du poète, celle de Pouchkine par exemple…
En même temps, pour Onéguine, cette mort est encore plus culpabilisante, parce que même pas réglée par le rituel du duel, qui est une excuse sociale acceptable. Lenski meurt de leur double bêtise. Et celui qui reste en est marqué à jamais.

"Tatiana Larina"

Lenski et Tatiana sont les deux personnages auxquels Tcherniakov s’intéresse, plus qu’Onéguine, dont Tcherniakov fait plutôt ressortir pendant les deux premiers actes la superficialité. Le personnage ne prendra son relief que dans la souffrance du troisième acte.

« Levez-vous vite orages désirés », Tatiana (Nicole Car) dans "l'air de la lettre".

Tatiana est caractérisée immédiatement, ses regards vers l’extérieur, son allure de grande fille absente, « rêveuse », en société et puis la vie intérieure intense qui se révèle notamment lors de la fameuse scène de la lettre, vue comme un rêve romantique à la « levez-vous vite orages désirés », où le salon dans la nuit se transforme en espace nocturne fantasmagorique, avec rideaux au vent, lumière qui saute brutalement en une étincelle, comme si le paysage se mettait à correspondre à l’âme de la jeune fille, debout, elle aussi sur la table, cette seconde scène sur laquelle les personnages sont comme offerts à l’autel de leur passion.

Et puis arrive le troisième acte où Tatiana « tient son rang » de princesse, dans un espace tout aussi clos sinon plus que dans les deux actes précédents, – encore plus, parce que sans fenêtres- mais plus riche et cossu, plus lourd aussi. Mais tout en sacrifiant aux rites sociaux, avenante et disponible, on la sent toujours ailleurs. Le retour d’Onéguine, marqué par la solitude, refusé aussi par le monde qui se détourne de lui (il n’a pas sa place autour de la table…) détermine ce moment suprême des histoires d’amour contrariées, celui où les amants se disent le vrai : Tatiana n’a jamais cessé d’aimer Onéguine et Onéguine s’aperçoit qu’il est amoureux de Tatiana. Ils se le disent, mais poursuivant des buts différents : Onéguine le dit par fol espoir allant jusqu'à une menace de suicide (que la mise en scène fait bien ressentir comme un stratagème pathétique ‑personne n'y croit-), Tatiana parce qu’elle referme le livre. Elle assume cette liberté-là, la liberté de l’aveu – son second aveu‑, parce qu’elle sait qu’il n’y plus d’après. Tatiana, une princesse de Clèves russe qui s’enferme définitivement dans son palais sans fenêtres, elle ne regardera plus l’extérieur…
C’est toute la force de cet acte, qui se déroule dans une ambiance beaucoup plus compassée, beaucoup plus rigide que les deux actes précédents et c’est cependant dans ce cadre que les deux amants réussissent l’espace d’un instant à se croiser, autour de cette table fatale. On comprend par la mise en scène de Tcherniakov pourquoi Tchaïkovski voulait d’abord appeler son opéra Tatiana Larina
« À quoi bon feindre ? je vous aime,
Mais j’appartiens à mon époux
Et lui serai fidèle en tout. » ((Ibid, ch.VIII, XLVII)).
Cet espace clos des passions est espace tragique, où les personnages voient leurs rêves s'évanouir, peut-être au nom de la morale sociale : Eugène et Tatiana ne sont pas Tristan et Isolde. Nous sommes à l’opposé d’une phrase très belle de Chamfort relevée par Schopenhauer ((Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, trad.A.Burdeau, PUF, 1ère ed.1966, Ed.2020 p.1311.)): « Quand un homme et une femme ont l’un pour l’autre une passion violente, il me semble toujours que, quels que soient les obstacles qui les séparent, un mari, des parents, etc., les deux amants sont l’un à l’autre, de par la Nature, qu’ils s’appartiennent de droit divin, malgré les lois et les conventions humaines ». Eugène Onéguine oppose à la morale de l’amour une autre morale, celle de la parole donnée, acceptée par Tatiana, dont la sortie au bras de son mari devant Onéguine au comble du désespoir clôt la tragédie théâtrale, mais l'ouvre à jamais pour les deux personnages.

Une distribution homogène

Ce qui fait le second prix de cette soirée, c’est l’homogénéité d’une distribution jeune, engagée, expressive, à sa place en somme.
L’homogénéité est  due à une équipe de chanteurs dont les protagonistes sont plutôt jeunes et très engagés dans la mise en scène. Autour d’eux deux artistes plus expérimentées, Larissa Diadkova, qui est une habituée du rôle de Filipjewna (elle l’était déjà en 2014 à Munich lors d’une reprise de la très belle production Warlikowski dirigée par Kirill Petrenko) elle garde ce grave profond et somptueux qui l’a caractérisée (elle fut une Marfa d’exception), mais ici avec un timbre velouté et une véritable humanité. Madame Larina, c’est une autre habituée des scènes, sans doute moins connue, Helene Schneiderman, qui est un des mezzos très solides du monde germanique réservant quelquefois des moments sublimes : je me souviens de sa Madelon d’André Chénier à Zurich en 2007, elle est ici particulièrement expressive et juste. Les deux sont de belles personnalités qui habitent chacune leur rôle. Très expressive aussi la basse Dan Paul Dumitrescu en Zaretzky, membre de la troupe depuis une vingtaine d'années.
Petite déception avec Dimitri Ivaschenko, une des basses très demandées du jour, qui devait (ou sera ?) Fafner dans le Ring parisien et qui chante pour la première fois à Vienne (avec grand succès le soir où j’étais dans la salle). Le chant est précis, noble, et évidemment il se sort avec honneur de son air, mais il m’a semblé un peu extérieur, un peu effacé et un peu jeune peut-être, avec une voix moins profonde qu’attendu. Il est vrai que dans ce rôle qui se limite pratiquement à un air, on a entendu des voix légendaires, comme Nicolaï Ghiaurov totalement inoubliable. C’est moins par la voix que par l’interprétation qu’il déçoit un peu, mais peut-être est-ce dû aussi à la mise en scène qui écrase un peu le personnage, l’effaçant presque (au contraire de ce qu’en fait Kosky) mais le timbre n’a pas les harmoniques et la profondeur d’autres. Il faudra donc le réentendre.
Anna Goryachova est une Olga légère et superficielle comme il se doit, cruelle aussi avec des vraies inflexions incisives au deuxième acte, dans la tradition du personnage, on connaît les belles qualités de ce mezzo aussi bien à l’aise dans Rossini (Cenerentola à Genève en septembre) que dans Prokofiev (impressionnante Clara d’Almanza dans Les fiançailles au couvent à Berlin). Elle révèle une jolie personnalité scénique habituée par ailleurs au travail avec Tcherniakov.
Les trois protagonistes, nous l’avons écrit, sont tous nouveaux à Vienne. À commencer par Nicole Car qui a remplacé Tamuna Gochashvili prévue. C’est un remplacement réussi, comme à Bastille en 2017 : la soprano australienne a chanté aussi Tatiana à Munich récemment et elle possède donc parfaitement le rôle. Elle est le personnage, jeune, frais, mais aussi absent, en marge du groupe et son interprétation est remarquable : le chant est aussi d’une grande intensité, sur l’ensemble du registre, son « air de la lettre » est particulièrement ressenti, incarné, avec des aigus splendides mais aussi un centre large, tout autant que la Tatiana du dernier acte, avec cette présence-absence en société, à la fois indifférente et jouant parfaitement le rôle social de la princesse Gremina, qui passe très vite de la princesse lointaine à la Tatiana amoureuse, mais résolue. Elle réussit parfaitement à donner toutes les facettes du personnage et à chaque fois avec une rare justesse d’expression et une vraie intelligence d’interprétation.

 

Nicole Car (Tatiana), Dmitry Ivaschenko (Gremine), Andrè Schuen (Onéguine)

Andrè Schuen campe un Onéguine encore jeune, sans la fatuité du blasé, qui lui manque peut-être un peu pour parfaire une interprétation qui demande encore d’être ciselée. On l’a vu récemment avec Bogdan Volkov, dans le Cosi fan tutte salzbourgeois cet été : c’est dire que la carrière de ce sud-tirolien est en train d‘exploser. La voix est en effet forte, bien assise, bien projetée, et la diction est très acceptable, et il sait surtout parfaitement donner à son chant de la couleur et des reflets variés qui marquent le chanteur intelligent, mais son chant n’est peut-être pas encore suffisamment incarné. Il est vrai que le rôle est complexe et demande peut-être une maturité plus grande, il est vrai aussi qu’il ne chante le rôle que depuis quelques mois. Onéguine est quelqu’un qui dès le lever de rideau a déjà un vécu, un passé, une réputation : Schuen n’affiche pas ici cette maturité ou cette distance calculée, digérée, ce regard désabusé sur cette campagne ennuyeuse, il n’assume pas l’épaisseur du personnage qu’on comprend si bien à la lecture du chapitre I de Pouchkine ou quand on voyait sur scène un Hvorostovsky ou un Skhovus. Pour tout dire, c’est un Onéguine vraiment très bien chanté mais encore un peu « vert ».
Plus convaincant Bogdan Volkov, qui chante il est vrai dans sa langue (même s’il est ukrainien), avec un metteur en scène avec lequel il a déjà travaillé dans Les fiançailles au couvent à Berlin où il était un notable Don Antonio. Il nous avait séduit alors, tout comme dans le Cosi fan tutte salzbourgeois. Il est ici un Lenski anthologique, avec son physique d’ado attardé, et son allure un peu gauche tenant dans ses mains un porte-documents contenant sans doute tout ce que le poète écrit. La mise en scène du deuxième acte lui donne le rôle central, renforcé par le personnage qu’en fait Tcherniakov, celui que la petite société campagnarde ne comprend pas, qu’elle prend pour un illuminé : on lui fait voler en l’air ses papiers, et il chante Triquet comme le bouffon, dont on s’amuse. Il est singulier, lui aussi en marge, une proie facile un soir d’ennui d’Onéguine, une victime idéale.
Il nous gratifie d'une magnifique interprétation, d’abord l’air Куда куда (Kuda Kuda), merveille de diction, merveille de suavité, merveille aussi d’expression mais aussi de maîtrise technique, de tenue de souffle sur toute l'étendue du registre. Chaque parole est sculptée, modulée, où l’on trouve une vraie présence, mais en même temps l’expression rêveuse et éthérée de l’amoureux romantique éperdu. Et puis ensuite l’air de Triquet rendu sarcastique, ironique sur un tout autre ton, et puis la colère finale, très engagée, si juste et si vécue. Bogdan Volkov est un très bel artiste, tellement émouvant, tellement juste et si riche d’avenir.
Le chœur du Wiener Staatsoper n’était pas au rendez-vous de Tchaïkovski, remplacé par le Chœur philharmonique slovaque, de très bonne réputation aussi, engagé en voisin (Bratislava n’est qu’à 62 km), particulièrement vigoureux et remarquablement préparé par son chef Jozef Chabroň et très engagé dans la mise en scène, qui exige beaucoup du chœur.

Une direction orageuse

Enfin à la tête de l’Orchestre du Wiener Staatsoper le chef Tomáš Hanus, qu’on connaît à Paris notamment pour avoir dirigé la célèbre mise en scène de L’Affaire Makropoulos par K.Warlikowski en 2007 et 2009 et un autre spectacle de Tcherniakov Iolanta./Casse-Noisette en 2019. Cet élève de Jiři Bělohlávek illustre avec Jakub Hrůša et Tomáš Netopil l’excellence de l’école de direction musicale tchèque, de grande tradition.
On a vu ces dernières années des Eugène Onéguine exceptionnels, avec des chefs immenses comme Mariss Jansons, en version de concert avec le BRSO ((https://blogduwanderer.com/lucerne-festival-2011-paques-eugene-oneguine-de-pitchaikovski-dirige-par-mariss-jansons-16-mars-2011))et dans la mise en scène de Stephan Herheim ((voir https://blogduwanderer.com/het-muziektheater-amsterdam-eugene-oneguine-de-p-i-tchaikovskl-le-18-juin-2011-dir-mus-mariss-jansonsms-en-scene-stefan-herheim)) mais dans l’ensemble, il est rare de trouver des productions médiocres d’une des plus belles œuvres de la littérature lyrique et sans doute le plus bel opéra de Tchaïkovski.
Musicalement, elle fut très bien servie à Vienne : elle a été créée en 1897 par Gustav Mahler et les chefs qui l’ont dirigé ensuite ont pour nom (entre autres) Bruno Walter, Seiji Ozawa, Kirill Petrenko, Andris Nelsons, excusez du peu. La dernière série en 2018 y était dirigée par Louis Langrée.
Le travail de Tomáš Hanus est particulièrement précis, il accompagne les chanteurs avec le souci de ne jamais les couvrir, – avec quelques rares exceptions- et sa direction donne à l’œuvre une couleur souvent énergique, voire clinquante (le volume au début m’est apparu un peu excessif) ; il reste que les grandes scènes dramatiques au deuxième comme au troisième acte sont dirigées de manière tendue, haletante, et que d’un autre côté il exalte le lyrisme d’autres moments (la lettre) avec des moments qui distillent une grande émotion. Il reste que sa direction orageuse, tourmentée et vive, plus « romantique » que lyrique réussit à très bien s’harmoniser avec la mise en scène de Tcherniakov. Il y a là de la jeunesse, du souffle, il y a là du Sturm und Drang et l’ensemble est au total du plus bel effet.

Il y eut encore une représentation le 31 octobre avant que tout ne ferme à Vienne pour Covid, une Vienne qui apparaissait insouciante avant qu’elle ne soit endeuillée le lundi suivant par un terrible attentat. La porte s’est donc refermée sur cette belle production certes connue, certes déjà en vidéo, mais qui va continuer désormais à vivre sa vie de répertoire. C’est l’avantage du système de retrouver les productions réussies dans les années qui suivent, à de rares exceptions près. Ce Tcherniakov déjà ancien entre au répertoire de Vienne, avec un réel succès : Vienne s’ouvre à des mises en scène plus « modernes » (Hans Neuenfels a fait son entrée dans Entführung aus dem Serail peu de jours auparavant) et ce vent frais va changer quelque chose dans la vénérable Haus am Ring. En tous cas, cet Eugène Onéguine fait honneur à l’opéra, et à la dramaturgie, par son intelligence, sa subtilité et sa sensibilité et après le Bolchoï et Paris, il a enchanté Vienne, ce qui n’est pas peu.

 

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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