Béatrice et Bénédict à l'Opéra de Lyon : la liberté d'aimer

Xl_bb8 © Sandrine Soulage

Etrange sensation que celle vécue ce samedi soir, à l’Opéra de Lyon, vide de tout public et d’agents d’accueil, plongé dans le noir mais non sans quelques illuminations de Noël décoratives, sans doutes posées pour les spectateurs qui étaient attendus à partir du 15 décembre et qui ne viendront finalement pas. En effet, point de public, mais une captation cependant pour cette nouvelle production de Béatrice et Bénédict imaginée par Damiano Michieletto, avec un peu plus d’une dizaine de personnes privilégiées dont nous faisions partie. Disséminés au premier balcon après nous être faufilés dans les couloirs éteints de la maison fermée, nous avons pu savourer la chance et le plaisir de retrouver une production sur scène, et en avant-première de ce que vous pourrez voir sur la plateforme de France Télévision (et aussi normalement à la télévision), probablement en 2021 même si aucune date n’est encore annoncée.


Julien Behr (Bénédict), le gorille et Ivan Thirion (Somarone) 
© Blandine Soulage


Béatrice et Bénédict, Opéra de Lyon 2020 ; © Blandine Soulage

Damiano Michieletto place ici l’amour et ses interrogations au centre de l’œuvre, articulées autour de l’opposition de deux couples, ou modèles de couples : d’un côté, Héro et Claudio, dont les sentiments s’inscrivent dans un cadre régi par les bienséances, l’approbation des proches, un schéma social préétabli. L’amour est alors une sécurité, une protection, un refuge. Dès lors, leur relation est marquée par des costumes « proprets », ou un voile descendant sous forme de maison, protection mais piège potentiel de l’enfermement, tout comme ces deux magnifiques papillons capturés et mis en exposition dans des cage en verre. Ici, la cage en verre se réfère au carcan du mariage dans lequel les autres personnages souhaiteraient enfermer, d'un autre côté, Béatrice et Bénédict, êtres sauvages. En effet, contrairement au premier couple, celui-ci propose un amour bien moins conventionnel, fait de désaccords, de disputes, de passion presque violente et de piques lancées à la figure de l’autre. Pour le metteur en scène, « pour Béatrice et Bénédict, l’amour est (…) une dimension qui touche à l’instinct, le côté le plus sauvage et le plus mystérieux de la nature humaine. Leur quête ne vise pas à établir un foyer, mais elle revêt un caractère primordial, car elle est liée à un sentiment de liberté qui ne relève pas de la morale ou de la religion ».

Au foyer de l’un s’oppose donc la liberté de l’autre, ici représenté comme un jardin d’Eden où Béatrice et Bénédict seraient Adam et Eve. Au militaire pour qui l’armée représente l’ordre s’oppose celui pour qui elle est synonyme d’aventure. Dès lors, on comprend mieux la présence de ce gorille sur scène, arrivant dès l’Ouverture et avec qui Bénédict crée un lien. La présence du singe peut paraître incongrue si l’on ne le voit pas comme la nature humaine sauvage qu’embrasse et défend le héros. Le jardin d’Eden ainsi qu’Adam et Eve sont matérialisés et bien représentés sur scène, mettant ainsi le Couple au centre de cette interrogation de l’amour : qu’est-ce qu’aimer, mais surtout, qu’est-ce que s’aimer à deux ?

Ajoutons à cela le personnage amené par Berlioz, Somarone, qui apparaît presque comme le personnage central dans cette mise en scène, arrivant dès les premières notes, vérifiant la mise en place des micros, distribuant ses partitions au chœur, les faisant entrer, sortir, donnant le la… Véritable régisseur, machiniste, metteur en scène et compositeur, il occupe toutes les casquettes et prend un malin plaisir à enregistrer l’action avec minutie. Finalement, la captation à laquelle nous avons assisté depuis notre fauteuil est celle d’une captation ! Usages de micros sur pieds et de casque (c’est ainsi que Bénédict entend Don Pedro et Leonato évoquer l’amour de Béatrice à son égard) se multiplient donc ici… Enfin, l’image finale est celle d’Adam et Eve en costumes de mariés, chacun dans une vitrine suspendue dans les airs parallèlement aux papillons. A ceci près que ces papillons sont finalement libérés par Béatrice et Bénédict, tandis que sont allumés les mots "Bénédict l'homme marié", dont les lettres ont été placées petit à petit durant la soirée par les personnages, comme un piège se refermant…


Béatrice et Bénédict, Opéra de Lyon 2020 ; © Blandine Soulage

Le point de vue et les questionnements amenés par la mise en scène obéissent finalement à ceux de l’œuvre, sans s’en éloigner, apportant simplement l’éclairage de Damiano Michieletto. On aurait peut-être apprécié davantage d’interactions humaines, surtout par ces temps troublés : les personnages se plaçant devant des micros pour parler et regardant droit devant vers la salle, manquent de naturel et de chaleur. Toutefois, les mesures sanitaires ont peut-être une responsabilité dans ce choix scénique, qui connait quelques entorses : les amants se prennent dans les bras, ou offre une véritable parade nuptiale lors de leur duo du premier acte pour le cas de Béatrice et Bénédict. Quant au gorille, si l'on en comprend la symbolique, il est parfois un peu incongru de le voir arriver sur scène...

Vocalement, la distribution a de quoi ravir : Julien Behr est un impétueux Bénédict, taquin, passionné, doux aussi lorsqu’il apprend qu’il est aimé de Béatrice. La voix déploie ses multiples nuances dans un chant clair qui répond à celui de Michèle Losier en Béatrice. Celle-ci incarne le personnage avec solidité, franchise et honnêteté, mais sans oublier une très légère faille essentielle. Le second couple est représenté par Thomas Dolié et Ilse Eerens, la seconde offrant un très bel air « Je vais le voir ». La voix est légère et virevolte, mais si la compréhension n’est pas toujours aisée à l’oreille, ce qu’elle rattrape dans les notes plus graves. Ivan Thirion incarne Somarone, dans une posture qui a presque quelque chose de pervers avec ce goût de la manipulation, mais très bien amené. Gérald Robert-Tissot et Frédéric Caton sont respectivement des Leonato et Don Pedro très convaincants, mais parmi ces rôles secondaires, c’est bien sûr la Ursule d’Eve-Maud Hubeaux qui capte l’attention. Son timbre de velours lumineux éclaire en même temps qu’il caresse l’oreille, et on ne se lasse pas de l’entendre. D’autant plus que l’actrice est amplement à la hauteur de la chanteuse.

Enfin, citons la baguette vertueuse de Daniele Rustioni, peintre hors pair dans l’exercice de la coloration musicale, entre nuances et harmonie, écoute à toute épreuve et équilibre de tous les instants. L’Orchestre de l’Opéra de Lyon ne cesse de donner le meilleur de lui-même sous sa direction, tandis que les Chœurs, masqués, parviennent à offrir une puissance et un bel équilibre des voix. Dommage que l’on perde encore un peu de l’excellence de l’articulation avec les masques, mais ils restent indéniablement un chœur sur lequel on peut compter.

Une production qui n'a certes pas le goût des Fêtes de fin d'année, mais qui sous sa légèreté apparente pose de profondent et belles questions qui devraient trouver un écho en chacun de nous, et que l'on pourra découvrir lors de retransmissions ultérieures.

Elodie Martinez
(Opéra de Lyon, le 12 décembre)

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