Giuseppe Verdi (1813–1901)
Don Carlo (version en quatre actes 1884)
Opéra en quatre actes
Livret de Joseph Méry et Camille du Locle d'apr§s la tragédie Don Karlos, Infant von Spanien de Friedrich Schiller
Traduction italienne d'Achille De Lauzières et Angelo Zanardini
Création de la version originale en cinq actes : Paris, Théâtre de l’Académie Impériale de Musique, 11 mars 1867
Création de la version italienne en quatre actes : Milan, Teatro alla Scala, 10 janvier 1884

Version Concertante
Direction musicale Jordi Bernàcer
Chef des Chœurs Stefano Colò

Filippo II, Re di Spagna Michele Pertusi
Don Carlo, Infante di Spagna Andrea Carè
Rodrigo, Marchese di Posa Luca Salsi
Il Grande Inquisitore Ramaz Chikviladze
Un frate Adriano Gramigni
Elisabetta di Valois Anna Pirozzi
La Principessa d’Eboli Judit Kutasi
Il Conte di Lerma / un araldo reale Andrea Galli
Tebaldo/ una voce dal cielo Michela Antenucci

Coro Lirico di Modena
Orchestra dell’Emilia-Romagna Arturo Toscanini

En streaming sur le site du Teatro Comunale di Modena Luciano Pavarotti
https://teatrocomunalemodena.it/appuntamento/don-carlo-live-streaming/

Dans le cadre de la Plateforme "OperaStreaming – Online EmiliaRomagna Opera House)
https://operastreaming.com/homepage-en/

Coproduzione Fondazione Teatro Comunale di Modena, Fondazione I Teatri di Reggio Emilia e Fondazione Teatri di Piacenza

De la salle du Teatro Comunale di Modena Luciano Pavarotti ‑Transmis en streaming à partir du 6 février 2021,

Un Don Carlo n’est jamais à négliger, surtout quand il est vraiment bien distribué. En ces temps de disette lyrique, il faut en plus souligner les efforts de tous les théâtres pour essayer de remplir les vides et compenser nos envies et désirs. Et les streamings se multiplient (quelquefois se bousculent, de (presque) partout, ce qui montre aussi que de confinement en confinement, les institutions culturelles ont répondu présent.
Comme dans d’autres théâtres italiens, ce
Don Carlo sans public utilise la salle pour étaler tout l’orchestre avec les mesures sanitaires adéquates (distances et masques), et chanteurs et chœur sur la scène. Pour ceux qui l’auraient manqué, il est en ligne, comme d’autres productions. Soulignons à ce propos la belle activité développée par le réseau « Opera Streaming » des salles d’Emilie-Romagne (en l’occurrence Modena, Reggio Emilia et Piacenza, mais la région compte un nombre notable de salles de référence, dont Bologna et Parma). Enfin, la soirée est dédiée à Mirella Freni un an après sa disparition et à Nicolaï Ghiaurov, qui furent l’immenses interprètes de Don Carlo. D’ailleurs, le théâtre portera le nom de la chanteuse à côté de celui de Luciano Pavarotti, les deux enfants géniaux de l’opéra et de la ville de Modène.

 

 

L'ensemble des protagonistes

En streaming sur le site du Teatro Comunale di Modena Luciano Pavarotti
https://teatrocomunalemodena.it/appuntamento/don-carlo-live-streaming/

Un étonnement d’abord : on aurait pu s’attendre à Modène, de voir chantée la version de Modène de 1886 du Don Carlo, en cinq actes et en italien. En revanche c’est la version en quatre actes (1884, Milan) qui a été choisie. La version en cinq actes fut représentée en 2012. Il est vraisemblable que transmettre une trop longue représentation en concert n’eût pas été très télévisuel (celle-ci dure déjà 3h05, il faut compter environ 4h pour la version en cinq actes) et aurait peut-être découragé les spectateurs), gageons qu’une reprise avec mise en scène aurait peut-être conduit à un choix différent.
Il est d’ailleurs de plus en plus fréquent aujourd’hui, même dans la version en quatre actes, d’introduire certains moments venus de la version originale comme on l’a vu pour le fameux « Lacrimosa » du quatrième acte (dans la version en cinq actes, après la mort de Posa) qui est la pièce réintroduite dans les années 1980, sans doute l’un des moments les plus émouvants de l’opéra. Cela a justifié aux yeux de certains chefs de l’introduire même là où il ne devrait pas être… ce n’est pas le cas ici, nous avons droit à une version en quatre actes pure et dure.
Mais foin de polémique ou de remarques byzantines sur les versions de Don Carlo. Comme il a été souligné plus haut, une version concertante d’un Grand-Opéra en cinq actes dont le spectaculaire est l’une des clefs n’est pas forcément une bonne idée. Nous nous satisferons de celle en quatre actes.

Jordi Bernàcer

Et ce Don Carlo magnifiquement distribué tient la route de lui-même, car il faut souligner d’emblée l’homogénéité de l’ensemble des chanteurs. C’est tout le mérite des « Teatri di Tradizione », les théâtres à rayonnement régional, particulièrement actifs en Emilie-Romagne, et pour cette production, Modena, Reggio Emilia et Piacenza se sont alliés et c’est l’orchestre régional « Arturo Toscanini » qui assure la retransmission sous la direction de Jordi Bernàcer, chef espagnol originaire de Valencia qui dirige très fréquemment en Itaiie, mais aussi en Allemagne où on l’a entendu notamment dans La Forza del Destino à Berlin dans la mise en scène de Frank Castorf . Dans ce type d’exécution concertante, le chef n’a pas à suivre le rythme du plateau, c’est lui qui est maître du temps et maître des rythmes. La direction est attentive aux chanteurs, elle n’est pas empreinte d’une gravité ou d’une lourdeur affectée, mais suit de manière assez flexible la trame, avec des moments dramatiques très marqués (autodafé, entrevue avec le Grand inquisiteur par exemple), tout en laissant le lyrisme se développer (premier duo Carlo-Posa). Ceci étant, on aimerait quelquefois que cette partition sublime brille tout de même d’autres feux. L’exécution très honnête reste très sage, mais pas très fouillée, sans toujours faire ressortir toutes les subtilités du texte musical. Dans l’ensemble, la « Toscanini », qui est aussi l’orchestre principal du festival Verdi de Parme, disposée dans la « platea » du théâtre en maintenant les distances dues au seigneur Covid19, maintient un niveau correct, non sans quelques scories et imprécisions dans les attaques, notamment au début de l’enregistrement où tout le monde semble un peu tendu…
Au-delà de la prestation très honorable du  Coro Lirico di Modena, dirigé par Stefano Colò, la soirée est servie par une distribution exceptionnelle, parmi les voix les plus notables de la péninsule, et qui fait honneur aux dédicataires de la soirée Nicolaï Ghiaurov et Mirella Freni, respectivement le Filippo II et la Elisabetta de leur génération. Ghiaurov fut d’ailleurs pour celui qui écrit son premier Filippo II, il n’est pour l’instant pas encore détrôné.
L’ensemble de la distribution a cette homogénéité salutaire où les rôles grands et petits sont défendus avec honneur, malgré çà et là quelques ombres qui sont loin d’assombrir l’ensemble
Le Frate de la jeune basse originaire de Toscane Andrea Gramigni a une belle tenue, la voix projette sans être d’une profondeur sépulcrale, mais l’ensemble des phrases d’entrée et de celles du dernier acte sont bien lancées, solides, sans bavures… À suivre. Correct aussi le Lerma d’Andrea Galli, au joli timbre.

Michela Antenucci (Tebaldo) et Judit Kutasi (Eboli)

Mais c’est sans doute la jeune Michela Antenucci qui séduit par la force de sa présence vocale en Tebaldo, où elle s’affirme avec fougue, mais aussi avec beaucoup de précision dans un moment souvent ingrat où le page est souvent effacé par la personnalité d’Eboli. Ici elle accompagne avec grande efficacité la Eboli de Judit Kutasi. À suivre elle aussi avec attention.

Judit Kutasi (Eboli)

Dans Eboli justement, Judit Kutasi met un peu de temps à s’installer dans le rôle. c’est aujourd’hui l’une des mezzos très demandée (c’est la future Erda de Rheingold aussi bien à Berlin dans la nouvelle production de Herheim qu’à Munich dans celle plus ancienne de Kriegenburg), elle chante en Italie, à Vérone notamment car la voix est grande, avec un spectre large, ce qui est nécessaire pour les aigus d’Eboli.
Au départ dans la canzone saracena, la voix ne semble pas avoir la ductilité voulue avec un peu de sons fixes ou de trilles mal modulées, elle s’en tire bien mieux dans le da capo mieux maîtrisé. Excellent son duo avec Carlo du deuxième acte et surtout très belle réussite de son Don Fatale, énergique et en même temps désespéré, avec un réel effort pour interpréter les mots avec justesse et émotion, morceau de bravoure où toutes les Eboli du monde sont attendues.

Andrea Carè (Don Carlo) et Luca Salsi (Posa)

Le Posa de Luca Salsi bénéficie de la voix impressionnante du baryton italien et de son aisance, il vibre, il essaie d’interpréter, notamment dans sa scène avec Filippo II qui conclut le premier acte où il s’affirme vraiment, avec une belle personnalité : la manière dont il lance « la pace dei sepolcri ! » est un vrai moment de théâtre. Mais la voix (énorme, saine) a le défaut de ses qualités : elle n’arrive pas toujours à être contrôlée notamment dans la manière d’être « lancée » ou projetée. Dans la scène de la prison (deuxième partie du troisième acte) il incarne moins le personnage dans une partie où le phrasé, la délicatesse de la parole, les nuances infinitésimales font plus les grands Posa que le volume ou l’énergie, qu’il a à revendre. Il émeut moins que d’autres tout en s’en sortant avec honneur, mais sans avoir cette touche sublime que pouvaient avoir d’autres grands barytons du passé.

Ramaz Chikviladze (Il Grande Inquisitore)

Le Grand Inquisteur particulièrement impressionnant de Ramaz Chikviladze a la puissance et l’autorité voulues, face au plus subtil Michele Pertusi, l’opposition des deux voix est très intéressante, presque didactique car ce n’est plus le combat (de cirque) de deux basses, comme souvent on l’entend ou on l’attend, mais au contraire la dialectique de deux personnalités différentes, deux types d’autorité portées par deux vocalités, et ici la différence des voix éclaire aussi le sens du livret ; c’est vraiment un des sommets de la soirée.

Michele Pertusi (Filippo II) et Ramaz Chikviladze (Il Grande Inquisitore)

Michele Pertusi est Filippo II. Il est devenu le Filippo II ou le Philippe II (à Lyon !) de référence aujourd’hui, moins par la puissance de sa voix – il y a et il y a eu des Filippo II bien plus impressionnants, mais par ce qu’il en fait, par l’art du phrasé qui est chez lui exceptionnel, par l’art de la coloration et la manière dont il épouse et il ciselle chaque mot. Son Ella giammai m’amò est une merveille de chant intériorisé, de méditation tragique. Sa culture belcantiste ressort ici dans cet art de bel cantare, sans jamais exagérer, sans jamais pousser l'aigu ou le grave sans qu'il y ait intention. Certains chipoteront sur cette voix, mais il construit un personnage torturé, isolé, amer, avec cette voix lacérée et lacérante. C’est l’un des Filippo II psychologiques où l’art de l’interprète (ah, cette dernière note de son monologue du III) compte plus que la puissance vocale ou les décibels. Une très grande performance.

Andrea Carè (Don Carlo)

Andrea Carè est Don Carlo, dans un rôle où l’illustre dédicataire du théâtre, Luciano Pavarotti s’écrabouilla un 7 décembre (1992) à la Scala dans une soirée particulièrement houleuse dont les murs et les spectateurs se souviennent encore. Et son jeune et lointain successeur ne réussit pas à s’emparer  tout à fait du rôle.
Don Carlo est un rôle particulièrement difficile, lyrico-héroïque, dans lequel peu de chanteurs réussissent à convaincre totalement, aujourd’hui Kaufmann peut-être, jadis Domingo évidemment et Carreras qui était merveilleux, avec sa voix claire et sa vaillance. Tout en n’étant pas déshonorant, loin de là, c’est peut-être un peu tôt pour le jeune Andrea Carè, avec son timbre lumineux (qui rappelle un peu le regretté Veriano Luchetti) et son chant si contrôlé pour aborder ce rôle à la fois lyrique et agité où on le sent un peu prisonnier. Il est très raide et très tendu et n’arrive pas à montrer sauf à quelques moments, ses éminentes qualités. Il est notamment en difficulté pendant la scène de l'autodafé et dans le final du III. Il eût sans doute été téméraire de lui confier ce rôle dans une version scénique. Il est contraint et un peu étriqué, notamment face à l’expérimenté Salsi dans Posa. Les aigus sortent, mais toujours à la limite et le volume vocal ne répond pas toujours aux exigences . Pourtant, on entend une personnalité attachante, et une voix éminemment intéressante. Ce chanteur est sans doute plus adapté à des rôles moins lourds dans l’incarnation, il devrait se rôder dans des Verdi plus lyriques et dans l’océan ténorile du bel canto, pour mieux construire et asseoir sa voix.

Anna Pirozzi (Elisabetta)

Enfin Anna Pirozzi aborde je crois Elisabetta pour la première fois. On l’a entendue récemment dans une magnifique Aida à Naples (voir notre article) et on est plus habitué à ses rôles de colorature dramatique (Odabella, Abigaïl). Elle a désormais la maturité pour Elisabetta, un rôle de lirico-spinto qu’une Freni, pure lyrique, a abordée soutenue par Karajan, qui savait plus qu’aucun chef soutenir sa voix, mais aussi avec cet autre magicien qu’était Claudio Abbado. Pirozzi plus dramatique dompte sa voix qui a acquis de la rondeur et beaucoup de subtilité pour aborder le rôle. Son tu che le vanità est vraiment un morceau de bravoure notable. Elle sait négocier les scènes dramatiques  avec Filippo II qu'avec Eboli, mais aussi les moments lyriques avec Don Carlo où elle sait contrôler le volume et  varier la couleur, l’expression, et démontre une véritable intelligence du texte. Par ailleurs, sa note finale tenue à la conclusion de l'opéra est stupéfiante. Anna Pïrozzi en abordant Elisabetta, combat désormais dans le carré très réduit des grandes verdiennes internationales. On peut saluer cette entrée réussie.

Au total, une représentation concertante qui donne un peu la mesure du chant verdien aujourd’hui en Italie : après de longues années de disette vocale du côté de Verdi (au contraire de Rossini, notamment grâce au travail irremplaçable de Pesaro), il semble qu’on puisse à peu près dignement distribuer aujourd'hui les grands opéras verdiens de référence. Du côté des chefs, l’Italie n’en manque pas, de tous âges, c’est un caractère de ce moment privilégié où il y explose de très grands noms, présents et futurs. Jordi Bernàcer est espagnol, mais dirige beaucoup de répertoire italien, d’une manière  non pas vraiment  « routinière », mais sans l’inventivité ni l’originalité nécessaires à de pareils grands titres qui demandent de faire émerger sans cesse toutes les subtilités et l'épaisseur de la partition. Son travail honnête ne réveille pas de l’ordinaire l’Orchestre Toscanini, pourtant rompu à ce répertoire, et c’est peut-être ce qui ici pèse le plus. Mais indiscutablement la représentation qui est en ligne, mérite d’être regardée, car c’est une vraie leçon de chant.

En streaming sur le site du Teatro Comunale di Modena Luciano Pavarotti
https://teatrocomunalemodena.it/appuntamento/don-carlo-live-streaming/

Leçon de chant : Michele Pertusi (Filippo II)

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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