Wolfgang Amadé Mozart (1756–1791)
La Clemenza di Tito (1791)
Opera seria in due atti
Livret de Caterino Mazzolà d'après Pietro Metastasio
Créé à Prague (au Stavovské divadlo)  le 6 septembre 1791

Direction musicale Maxim Emelyanychev
Mise en scène Milo Rau
Scénographie Anton Lukas
Costumes Ottavia Castellotti
Lumières Jürgen Kolb
Création vidéo Moritz von Dungern
Dramaturgie Clara Pons
Direction des choeurs Alan Woodbridge

Tito Bernard Richter
Vitellia Serena Farnocchia
Sesto Anna Goryachova
Servilia Marie Lys
Annio Cecilia Molinari
Publio Justin Hopkins

Chœur du Grand Théâtre de Genève
Orchestre de la Suisse Romande

Dernière fois au Grand Théâtre de Genève 2005–2006
En coproduction avec les Wiener Festwochen,
Les Théâtres de la Ville de Luxembourg et l’Opera Ballet Vlaanderen

Enregistré le 19 février 2021 au Grand Théâtre de Genève

La première mise en scène d‘opéra de Milo Rau est à n’en pas douter un événement. Comment le metteur en scène sociologue, regardeur du monde contemporain et faisant de la scène non une métaphore, mais une part du réel ou du vrai pouvait-il se confronter à l’art suprême de l’artifice et de la distance qu’est l’opéra ?
Aviel Cahn est donc le premier (d’autres viendront très vite) à avoir convaincu Milo Rau de monter un opéra, et pas n’importe lequel,
La Clemenza di Tito, dernier opéra de Mozart, un opera-seria avec ses rituels, et une histoire de pouvoir, de politique, d’amitié et d’amour sur fond d’Empire romain et d’un Empereur appelé peut-être improprement « les délices du genre humain ».
Musicalement, il a confié l’orchestre à l’un des jeunes chefs les plus intéressants qu’on a déjà entendu dans l’opéra baroque (il est directeur musical de l’Ensemble
Il Pomo d’Oro), mais aussi dans un Entführung aus dem Serail notable à l’Opéra de Zurich (voir notre article) entouré d’un ensemble de chanteurs d’une rare homogénéité et d’un niveau d’ensemble enviable. Il faut espérer que ce travail retrouvera très vite un public (c’est prévu) et regretter que nous n’ayons pour l’instant droit qu’à un streaming réducteur et partiel : pour une mise en scène d’une telle profusion, c’est presque criminel, c’est presque un contresens.

 

Publio (Justin Hopkins) et Titus (Bernard Richter)

 

Prochaine diffusion sur Mezzo Live HD le samedi 13 mars à 17h

Le travail théâtral de Milo Rau consiste à inscrire le texte de théâtre dans un réel qui n’est pas une figuration, ni une stylisation, les personnages sont en même temps ceux qui les portent, avec leur histoire, leurs goûts, leur personnalité, leurs blessures. Milo Rau ne regarde pas l’histoire, mais les résultats de l’histoire. Il utilise évidemment pour cela beaucoup la vidéo, en direct ou en filmé. C’est pourquoi bien des spectateurs "avertis" voient dans cette manière de faire du théâtre un héritage de Frank Castorf, pionnier en la matière.
À notre avis, même si les techniques scéniques peuvent se rapprocher, même si les univers peuvent être empruntés à Castorf, le propos est autre. Castorf plonge dans l’histoire – qui le passionne- en faisant de l’œuvre un aboutissement scénarisé de cette histoire, il ne cesse d’expliquer ce à quoi l’œuvre répond, puis il l’illustre, y compris au-delà du texte même de l’œuvre ; Castorf n’hésite pas (comme Milo Rau ici d’ailleurs) à introduire (quand il en a le droit) d’autres textes que le simple livret ; il l’a fait dans Faust de Gounod par exemple et il le fait systématiquement dans son théâtre (voir son Bajazet de Racine). Le résultat scénique est toujours le produit de ces lectures plurielles.

Ce faisant, tout spectacle de Castorf porte aussi une esthétique où décor et costumes contribuent à une stylisation qui est en même temps distance : elle contraint le spectateur à « apprendre » pour « comprendre », au point que des années après on trouve des ramifications d’intuitions castorfiennes. Bien des années après le Ring de Bayreuth, il arrive d’avoir encore aujourd’hui des illuminations qui approfondissent les idées et éclairent encore mieux la mise en scène.
Il en va autrement de Milo Rau, qui plonge son regard dans les contextes du jour pour faire vivre l’histoire à des acteurs du vrai. Quand il fait « Oreste à Mossul », que bien des spectateurs français ont pu voir puisque la production a tourné en France, mais aussi à Lausanne au Théâtre de Vidy, il place directement des acteurs irakiens dans la tragédie antique, il les fait jouer, montrant qu’ils sont aussi en train de jouer leur propre histoire et leur propre tragédie et par conséquent que la tragédie grecque nous parle non pas « intellectuellement », mais dans la chair.
Quand il fait Everywoman, (Salzbourg, Berlin) il montre une comédienne malade en phase terminale dans un extraordinaire « jeu ultime ». I
l y a dans son théâtre un rapport direct au vrai qui crée l’empathie ou l’émotion immédiate, là où chez Castorf elle est constamment médiatisée et distanciée : Milo Rau ne fait pas de Castorf, même s’il le cite : il fait exactement l’inverse. Il utilise peut-être des « formes » castorfiennes mais au service d’une toute autre substance.

Quelle substance tirer de La Clemenza di Tito ? Présentée au GTG il y a une quinzaine d’années (2006) en production scénique (Prod. Kokkos avec Joyce Di Donato et Charles Workman direction Christian Zacharias) dans une belle réalisation musicale et très classique scéniquement, mais aussi encore récemment en version de concert triomphale (en août 2017) dirigée par un Teodor Currentzis survolté, de retour de Salzbourg où la production Sellars (que Wanderer a vue à Amsterdam) avait fait un énorme bruit.
La Clemenza di Tito souvent représentée puis plusieurs décennies peut être un absolu triomphe, même en version concertante. (Voir ci-dessous les deux comptes rendus) L’œuvre a d’ailleurs souvent bénéficié de mises en scène référentielles. Pour ma part je rappellerais la production de Ponnelle à Salzbourg (il y a un film…) puis des Herrmann, à la Monnaie, Salzbourg, puis Paris, qui est l’une des plus grandes réussites théâtrales des quarante dernières années, mais aussi une production moins connue, d’une stupéfiante beauté des frères Daniele et Cesare Lievi, à Francfort à la fin des années 1980.
Indiscutablement la production de Milo Rau se place dans les productions de référence de l’œuvre, par l’originalité et l’audace du propos, et peut-être par les difficultés qu’elle trahit.

Si Titus dans l’histoire a été considéré comme un empereur romain « idéal » (« Les délices du genre humain », disait-on) son court règne a quand même été marqué par la catastrophe de Pompéi et surtout par la destruction du temple de Jérusalem, et la première diaspora juive, ce qui n’est pas si délicieux. L’histoire d’amour avec Bérénice, dont l’opéra de Mozart est la suite, n’est pas forcément à son avantage (Racine reste ambigu dans sa Bérénice…), non plus que la manière dont, chez Mozart, il passe d’une « fiancée » à l’autre, de Servilia à Vitellia avec une vélocité qui laisse entrevoir d’abord le calcul politique.

La Clemenza di Tito, c’est un opéra de circonstance, commandé à Mozart pour l’intronisation de l’Empereur Léopold II comme roi de Bohème et créé à Prague le 6 septembre 1791, deux mois avant sa mort. Il faut donc célébrer le monarque, pourtant un exemple d’autocrate : c’est la loi du genre, et le choix de Titus est simplement dû à l’existence de plusieurs Clemenza di Tito (Caldara, Gluck) sur un livret de Metastase écrit un demi-siècle auparavant que Caterino Mazzolà va reprendre et adapter. Signalons enfin que l’opera seria est un genre qui tel quel, vit ses derniers feux avant les grands opéras rossiniens, qui basculeront vers autre chose.
Il s’agit de célébrer le bon monarque, mais aussi le monarque politique : la clémence n’est jamais un acte de simple humanité, c’est un acte d’affichage politique et Titus soigne son image. Du point de vue des individus, il est hors de doute que ni les amitiés ni les amours des uns et des autres ne sont viables dans les circonstances racontées par le livret. Au baisser de rideau, le roi est grand, mais seul, et tous les autres sont déchirés, détruits, coupables en leur for intérieur, même si pardonnés. C’est un carnage sentimental.
La question du pouvoir despotique est centrale au XVIIIe et même si les philosophes des Lumières rendent visite qui à Catherine II (Diderot) qui à Frédéric II de Prusse (Voltaire), ils ne font que servir la « communication » dirait-on aujourd’hui, des despotes. On a appelé cela d’ailleurs « Le despotisme éclairé » … Enfin, en 1791, l'alliance des monarchies se prépare à attaquer la France révolutionnaire. L'illuminisme se conjugue au passé.
Milo Rau n’ignore rien des circonstances et du rôle politique douteux des Lumières, ni du statut des monarchies européennes : il sait cette histoire pipée dès le départ, servant à afficher des qualités supposées à un monarque despotique. Il connaît aussi le Mozart admirateur des Lumières et franc maçon : il sait lire les déchirures du personnage et celles de ses personnages.
Alors sa mise en scène va jouer entre ces différentes questions et ces différents écueils, sans forcément toujours convaincre, mais toujours de grand style et avec une vraie inventivité, en essayant d’inscrire La Clemenza di Tito dans la violence et l’oppression des "petits" de notre monde.

Soyons clairs : le spectacle a une grande force, impose des images puissantes, laisse voir évidemment le tragique de l’histoire, et en ce sens, c’est un très grand travail théâtral, avec une disponibilité notable des chanteurs et des acteurs-figurants (qui jouent leur propre rôle en quelque sorte).  Mais dès qu’on lit le programme de salle, qui fait de cette Clemenza une « œuvre à programme » plus systématique et démonstrative sur le papier que scéniquement peut-être, on est singulièrement déçu.
Était-il si nécessaire de placer cette histoire dans une ère post-apocalyptique, avec une communauté d’artistes survivants guidés par un certain Tito et sa cour ? Cela justifie l’esthétique un peu trashy, la violence, mais est-ce que cela ajoute à l’histoire ? j’avoue garder mes doutes quant à cette pédagogie du détour qui n’éclaire pas et qui peut-être trouble et brouille les pistes.

Titus (Bernard Richter) au deuxième acte entre "soignantes" congolaises et Annio (Cecilia Molinari)

L’efficacité dramaturgique, c’est d’abord, cette bascule créée par Milo Rau entre première et deuxième partie, avec un début assez glacial qui est la fin « normale », celle d’un Titus « officiel » qu’on voit évoluer pendant tout le premier acte se prêtant à la « com », à l’image, à la caméra, notamment quand il visite les « pauvres » et qui sera reprise de manière bien plus lacérante à la fin, avec le Titus transformé, blessé, fragilisé après la tentative de meurtre de la fin du premier acte, (d’ailleurs magnifiquement mise en scène grâce au jeu entre vidéo en gros plan et vision théâtrale en direct).

Le "Titus final" : Bernard Richter (Titus)

Ce qui fait l’intérêt et le caractère de ce travail, c’est d’abord ces deux Titus, l’un gentiment superficiel qui parle à tout le monde en souriant et en faisant semblant de s’intéresser aux individus, pour la caméra et les photos, et le Titus solitaire et détruit sui se traîne tout le second acte.

Sesto (Anna Goryachova) devant Titus (Bernard Richter) terrassé et christique

Il y a là une véritable vision, presque monstrueuse, d’un être physiquement blessé, christique dans sa nudité initiale et dans cette Pietà où Publio le porte : le roi est nu bien évidemment, même si la répression est terrible, avec cette scène très réaliste de la pendaison conduite par un soldat, un figurant d’origine arménienne, dont la famille a dû fuir le génocide. Le massacré massacreur, le choix n’existe pas pour celui qui en exil.

Au-delà de cette représentation du pouvoir, Milo Rau interroge la nature de ce pouvoir, en montrant que tout pouvoir est le produit d’autre chose, d’une société, d’une classe, de modes et que dans cette société qui se noie, la question de l’art est centrale car l’art est aussi indice. En ce sens, il se place dans la perspective d’autres artistes qui bousculent l’ordre social, Beuys, Abramović,  dans une perspective performative qui n’est pas sans rappeler, y compris esthétiquement, le regretté Christoph Schlingensief qui dans son Parsifal bayreuthien en 2002, ouvrait son acte III par un « Friedhof der Künste » cimetière des arts, montrant ainsi la fin du monde, dans une esthétique assez voisine. Le décor d'Anton Lukas sur une tournette entre salle d'exposition (ou galerie) et l'espace sans caractère et sans identité des "pauvres", qui ressemblent aux migrants de Grande Sinthe ou de la "jungle" de Calais donne une certaine déographie du monde, que Sclingensief aussi dessinait sur une tournette… Lui aussi avait puisé dans Beuys certaines de ses visions ou de ses sources. Plus que Castorf, j’ai beaucoup pensé à Schlingensief (que Castorf avait accueilli à la Volksbühne de Berlin dans les années 1990). Dans ce cadre, les personnages habillés casual pour les uns (les pauvres) et vrai chic artistique pour d'autres (Vitellia, Servilia…)par Ottavia Castellotti dessinent aussi une géographie sociale et ont des rôles définis, il y a les comploteurs (Annio, Sesto, Servilia, Vitellia) physiquement assez semblables, par la taille, et tous chantés par des femmes, et face à eux deux hommes, plus grands, Publio chanteur couleur diversité (avec la charge que cela implique aujourd’hui) et le blond Titus : les théories du genre sont présentes, même si elles ne sont pas forcément utilisées de manière démonstrative…
Plus banale est l’idée que dans ce monde social post-apocalyptique, l’art était devenu objet de marché, inaccessible aux masses, qui en deviennent le sujet, puis l’objet participant elles aussi à l'art "brut" (toutes les œuvres seront affichées à la fin, sans doute aussi "bankables" ) mais toujours accessible au monde bourgeois et noble  (celui qui assiste aux opéras) dont Vitellia est une représentante.  L’art implique l’exploitation des masses utilisées comme illustration, comme modèle et comme matière.

Giuseppe Pellizza da Volpedo, Il Quarto Stato (1901) (Museo del Novecento, Milano)

En témoigne le tableau Il Quarto Stato (1901) de Giuseppe Pellizza da Volpedo qui illustre un monde ouvrier en marche vers la révolution. qui est presque une des didascalies de l'opéra.
Le concept n’est pas neuf non plus, Castorf l’a utilisé à la fin de son Ring, montrant les filles du Rhin vidant Wall Street de ses tableaux, c’est à dire de ses valeurs où l’art a perdu toute valeur artistique.
Mais c’est aussi cette vision utopique d’un art qui recommence à partir des ruines de l’ancien, performance dans la performance.
Deux discours ouvrent la première, et la seconde partie intrusion de l’authentique du vrai dans cette histoire « précontrainte ». Dans la première, un homme parle, qui fut ouvrier au Grand Théâtre, puis figurant et qui devient un corps offert au sacrifice artistique (voire aussi religieux, comme un sacrifice humain) puisque deux femmes congolaises lui arrachent son cœur pour en faire un usage performatif (c’est Vitellia qui le récupère) (on pense alors au corps performance de Marina Abramović). On les retrouvera au chevet de Titus blessé, comme des prêtresses qui puisent dans les secrets des médecines primitives.  Au début de la deuxième partie, c’est un arménien, descendant de victimes du génocide, qui est installé à Genève et pense aussi au très récent conflit du Haut Karabakh. Une victime des massacres qui va ensuite participer à la répression consécutive à la tentative de meurtre de Titus et pendre deux révoltés.
Si le début apparaît glacial et formel, tout en distance et en « image », la fin apparaît beaucoup plus « consensuelle », avec tous les personnages autour de Titus, venus peu à peu s’asseoir autour de lui dans une sorte de vision sereine et reconquise d’un pouvoir cette fois d’une autre nature où l’art est « en train de se faire » dans une communauté qui se retrouve.

On part d’un Tito qui est en même temps « produit », costume gris, cheveux réunis Man Bun samouraï , propre sur lui avec un tee short de Thomas Sankara (une sorte de Che Guevara africain) et dans le vent des circuits artistiques très « in , puis en vagabond, survivant et retrouvant un pouvoir né de l’émotion commune et non plus de la puissance du marché (Kunst ist Macht : l’art est pouvoir est projeté en permanence le fond de scène dans un monde qui est un grand marché), un Titus « off » en quelque sorte.

Milo Rau ouvre le spectacle par un prologue qui en dit beaucoup sur le propos : d’abord, la retransmission commence par les dernières minutes avant le début, quand tout le monde se met en place : nous sommes hors opéra, mais déjà dans la représentation où les personnages (figurants, Publio, Tito) semblent se mettre en jambe tandis que Tito compose un tableau que Vitellia en passant commente froidement (« qui manca qualcosa » ici il manque quelque chose), Tito artiste et Vitellia critique (ou galeriste) dans ce décor de galerie d’art. Les personnages se profilent avant même que la première note ne s'entende.
Puis au moment où va commencer la représentation on entend des chants d’oiseaux, bruits de nature qui font taire le brouhaha de la représentation qui se met en place, performance dans la performance encore une fois dans le décor de la Haus der Kunst de Munich et en arrière-plan une « Liberté guidant le peuple », tableau vivant exposé en version "povera".

Prologue : Tableau vivant avec Titus (Bernard Richter) et Vitellia (Serena Farnocchia) et Sesto (Anna Goryachova)

Enfin la musique commence qui est la musique de la dernière scène de l’opéra, et s’affiche alors un texte explicatif sur le mur du fond, il y a une volonté très didactique, très didascalique du metteur en scène qui tient à illustrer et expliquer son propos ou montrer dans l’œuvre une démonstration de ce qu’il avance. Milo Rau use en quelque sorte d’un meta-langage, oserait-on dire qu’il fait du méta-opéra… Mais le méta-opéra est-il soluble dans l’opéra ?
Dans cette scène première-finale, Titus surjoue la générosité derrière un micro (qu’il jette violemment quand il apprend les trahisons diverses) et pour l’image de cour qu’il veut proposer et qui se ferme sur la parole « oubli » (il n’y a pourtant pas d’oubli dans la Clémence, la politique est mémoire…) .
Alors commence l’opéra avec la longue ouverture que nous connaissons tous. Le prologue était donc un sas qui nous introduisait à la fois dans l’artifice de l’opéra, dans le réel des individus personnages, mais aussi dans le système de surtitrage-commentaire qui est peut-être une sorte de limite de l’exercice : est-ce une volonté de clarté, ou un artifice de spectacle, montrant le jeu permanent entre artifice et réalité entre présentation et représentation, entre les ombres de la caverne et le monde ?

Titus (version acte II) Sesto (Anna Goryachova) et didascalies à l'écran, omniprésentes

Le spectacle se fermera par les mêmes chants d’oiseaux, mais Titus n’y surjoue plus, il est devenu empathique, écouté par tous assis, qui, comme dans le premier tableau, finissant par reconstituer tous ensemble une version un peu cheap de « La Liberté guidant le peuple » de Delacroix mais cette fois ‑ci avec les protagonistes dans le tableau vivant, qu’un photographe vient immortaliser : au tout début c’était Sesto qui photographiait les pauvres. l’image est donc toujours présente (rien n’aurait donc changé ?) pendant que défile un texte qui interroge notre humanité notre terre, notre rôle ou notre impuissance : « Après tout, peut-être que la Clémence de Titus est une histoire de dépassement du pouvoir, peut-être sommes nous les derniers vestiges d’une époque révolue, nos conflits, une ritournelle d’erreurs, notre histoire, un musée de l’échec, notre sensibilité, une mise en scène de la nature, bientôt la lave coulera là où se trouvent nos maisons, les forêts recouvriront tout, le chant des oiseaux résonnera parmi les ruines de nos cités. », histoire de fin du monde, de fin de l’art, de fin de l’opéra.

Vitellia (Serena Farnocchia), art, pauvreté et pendaison…

Avec ses deux fins, celle du début, froide et un peu distante, et celle de la fin plutôt empathique, on a peut-être une sorte de parcours cyclique, où l’histoire n’est que « ritournelle d’erreurs », littéralement retour des erreurs, et où même ce qu’on croit être un espoir n’est plus qu’illusion. Et en même temps on lit une tentative presque aporétique de mêler le réel et le figuré dans tout le spectacle : toute la dernière partie de l’acte II (mais aussi l'air de Vitellia du premier acte) est émaillée de projections des des bios des artistes et des figurants, taches de vrai qui accompagnent la mise en place de la scène finale. Tentative de chercher derrière les yeux les vrais rêves des vrais artistes, de chercher à diluer le théâtre et en faire un moment hic et nunc qui va au-delà de la représentation ?  Le texte final que nous évoquions raconte un monde couvert de lave (allusion à Titus et Pompei ?) où la vie est couverte et remplacée par une nature renaissante ou un monde différemment exploité. Après tout le monde pompéien, cette vie recouverte par les laves est aujourd’hui « site touristique », exploité pour le monde de consommateurs que nous sommes. Nous exploitons comme curiosités esthétiques jusqu’aux cadavres des morts sous l’éruption… Tout cela constitue des pistes, des chemins possibles pour le spectateur qui le portent loin de l’opéra, loin de son formalisme et qui peut-être sont un début de sa destruction.
Tout cela est un peu vertigineux et, je dois dire, touffus, complexe et qui s’adapte peu à la reprise en streaming, qui, même signé Andy Sommer, ne peut rendre compte réellement d’un spectacle d’une telle complexité, aux ramifications si multiples et aussi aux contradictions non résolues.
Il est clair qu’il y a quelque chose de crépusculaire dans ce travail, qui a l’ambition d’émouvoir et de créer une empathie entre scène et salle.
Avec une salle vide, c’est un peu plus difficile. Mais le public du Grand Théâtre viendrait-il pour voir la célébration de notre fin ou le dernier opéra, ou pour simplement consommer une Clemenza de plus, avant la suivante ? C’est toute la question que pose le travail de Milo Rau :  s’instrumentalise-t-il lui-même ?

Devant un spectacle aussi puissant et qui interroge tant le spectateur, mais aussi le rôle de l’art et celui de la musique en l’espèce, on ne cessera de regretter de devoir donner un compte rendu de vision télévisuelle d’un spectacle qui devait être vu en salle : le streaming notamment pour le commentateur, est une trahison, même si les reprises vidéo sont signées Andy Sommer, spécialiste du genre.

Cette production impressionnante et déconcertante tient aussi la route eu niveau musical, surtout à mon avis grâce à la présence au pupitre de Maxim Emelyanychev, ce jeune chef que nous avions tant apprécié à Zurich dans Die Entführung aus dem Serail, là encore objet d’une mise en scène très forte de David Hermann.
Spécialisé dans le XVIIIe, Emelyanychev ici travaille visiblement en cohérence avec la complexité de la vision scénique ; sa direction a l’énergie qu’il faut, elle a aussi quelquefois le lyrisme, elle a toujours une tension qui jamais ne se relâche, et donc c’est presque une énergie du désespoir qu’elle montre, avec de très belles variations de couleur où l’OSR est ici tout sauf routinier, mais vivant, mais varié, et la direction fait entendre un orchestre limpide, des pupitres qui respirent, aussi bien les cordes que les bois. C’est l’une des meilleurs prestations mozartiennes entendues dans cette fosse, et la production méritait un tel cadre musical, un tel accompagnement voire une telle nouveauté.
Le chœur (en salle) également est particulièrement bien mis en relief, dirigé par Alan Woodbridge, il assure une présence forte, mais – autant que le streaming le permette, jamais intempestif et toujours contrôlé, dans un opéra où la couleur ne sera jamais celle du triomphe.
La distribution est particulièrement bien choisie parce qu’elle n’a pas de fautes de goût ou de fautes d’équilibre. Ce qui frappe d’abord, c’est l’homogénéité, qui ne masque pas de faiblesse, mais au contraire est riche d’espoirs.
Le Publio de Justin Hopkins est noble, avec une belle présence dans son air tardi s’avvede d’un tradimento où l’on entend un beau timbre de basse, intériorisé et émouvant qui fait regretter de pas l’entendre plus pour un rôle qui reste marginal bien qu’il soit presque sans cesse en scène. Mais son appartenance au "Jeune ensemble du Grand Théâtre" nous promet d'autres apparitions.
Très belle Cecilia Molinari dans le rôle d’Annio : on a déjà entendu ailleurs cette belle voix de mezzo, une des jeunes chanteuses les plus intéressantes en Italie aujourd’hui, au chant précis, contrôlé, avec une couleur fraiche et jeune, et une grande finesse.

Face à elle, très poétique et fraîche aussi la jeune Marie Lys, « locale de l’étape » puisqu’elle appartient au « Jeune ensemble du Grand Théâtre », qui est vraiment convaincante parce qu’elle porte en elle une fragilité et une vraie délicatesse, qui la rend particulièrement touchante. Le rôle de Servilia n’est pas toujours facile, mais elle en fait un personnage à la fois jeune et résolu, où elle sait rendre et l’amoureuse, et l’audacieuse qui ose affronter le souverain, douce et forte à la fois..
Dans cet ensemble, les parties principales émergent sans jamais écraser, à commencer par le Sesto tout à fait incarné d’Anna Goryachova (qui fut Cenerentola sur cette scène), elle a l’énergie, mais en même temps la couleur mélancolique voire crépusculaire qui convient au personnage qui à la fin aura tout perdu. Belles agilités, voix vraiment bien projetée et dominée, elle est un Sesto presque adolescent d’une très grande fraicheur, qui diffuse vraiment l’émotion. Son Parto est presque pris comme un chant du cygne (et merveilleusement accompagné à l’orchestre) et en même temps le chant désespéré de l'ado passionné.

Vitellia, glaciale et distanciée, est aussi une magnifique surprise, on n’attendait pas Serena Farnocchia dans ce rôle calculateur mais aussi passionné qui ne se découvre qu’à la fin empathique avec Sesto, son air du II (remarquablement accompagné au cor de basset) Non più di fiori vaghe catene est l’un des plus sensibles et des plus contrôlés et précis qu’il m’ait été donné d’entendre. Une redécouverte d’une artiste qui va compter pour sûr.
Enfin, Bernard Richter, dans un Titus un peu particulier ; on l’a connu dans Don Ottavio, dans des rôles plus légers, mais on a toujours aimé sa précision, sa manière de colorer la voix, l’absence totale d’histrionisme et la justesse de son chant si contrôlé et si élégant.
La partie, on le sait, est redoutable, elle demande un peu d‘héroïsme, du lyrisme, des agilités et une vraie présence, que tous les Titus n’ont pas. N’oublions jamais que sous Titus sommeille vocalement un Lohengrin. Richter vu la dernière fois dans un bel Idomeneo à la Scala est ici un Titus très juste, à la fois dans l’affichage affecté du souverain et dans la fragilité du souverain atteint. La voix est quelquefois aux limites, notamment dans quelques agilités pas toujours impeccablement justes, à l'aigu, sur le fil du rasoir en quelque sorte, mais il faut surtout saluer la performance d’acteur et de chanteur, une véritable incarnation là encore : la manière de varier la couleur, et de se prêter, de s’offrir, de se dédier à la mise en scène : avec son maquillage de l’acte II, il réussit vraiment à imposer le personnage et un vrai style. Son Titus s’en sort avec les honneurs et lui aussi réussit à diffuser d’abord de la distance et de la froideur, puis une véritable intériorité et une grande sensibilité ; très beau personnage, très belle personnalité et très belle incarnation. c'est toujours un plaisir de voir s'épanouir un chanteur qu'on suit et qu'on apprécie depuis longtemps.

Voilà au total une entreprise audacieuse, un peu contradictoire quand même dans le style art dans l’art où la performance mime la fin d’un art, la fin du public, la fin de la cité, au cœur-même de la cité et dans un théâtre  bien loin de raconter l’histoire empathique de la migration et de la pauvret et qui n’a rien d’une institution culturelle implantée aux confins de la ville, chez "ceux qui ne sont rien".
Est-ce un art consommable, une fake-émotion, ou une vraie performance hic et nunc. Les personnages sont en place, ils se donnent dans leur vérité, figurants si importants et chanteurs, qui se sont livrés un peu au-delà de leur rôle. C’est incontestablement un spectacle qui devrait faire date, une sorte de pierre miliaire dans un style  – c’est très contradictoire- à la fois déjà vu et innovant. Le défi, ce sera de proposer dans d’autres opéras d’autres visions. Le défi c’est aussi de savoir si nous ne sommes pas au seuil du Post-opéra. Et donc spectateurs de la fin de notre art bien-aimé.

Prochaine diffusion sur Mezzo Live HD le Samedi 13 mars à 17h

NB : il est profondément regrettable que ce spectacle (et d’autres particulièrement dignes d’intérêt du Grand Théâtre de Genève qui vient d'être distingué "Opéra de l'année" par le mensuel Opernwelt) soit aussi chichement disponible et partageable. La complexité du spectacle demande une vision attentive sinon plusieurs. À l’instar d’autres institutions, il ne serait peut-être pas de mauvaise politique de proposer à terme une présence permanente de telles productions sur GTG Digital, même moyennant une somme modique en abonnement.

 

 

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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