Alix Le Saux (Didon).

Que reste-t-il de l’opéra de Purcell dans cet étrange "objet lyrique non identifié" imaginé par David Marton à partir de sa production créée à Lyon en 2019 et filmée en direct pour sa reprise a l’Opéra des Flandres et sa diffusion en streaming ? Des fragments, à l’image de ceux que deux archéologues en toge (sic !) exhument précautionneusement au prologue et qui sont les vestiges mystérieux de notre société de la communication (portable, souris d'ordinateur et autres babioles électroniques). Le metteur en scène les enchâsse dans une sorte d’immense clip en 16/9ème de près de deux heures reprenant de larges pans du texte de l’
Énéide, citant à comparaître les Dieux eux-mêmes, Junon et Jupiter (ce sont eux les archéologues). En conflit à propos du destin d’Énée, ils sont aussi confrontés, incrédules, aux dérives écocides et bellicistes de notre civilisation et à leur propre disparition. En lieu et place de la Sorcière et ses acolytes, et du Messager de l’Olympe, c’est Venus elle-même, incarnée par la chanteuse de jazz Erika Stucky, qui apparaît. Pour elle, le guitariste et compositeur Kalle Kalima a imaginé une étonnante scène et un air chanté devant une mer déchaînée, où elle s'accompagne avec une pelle en guise de percussion.

Car la partition n’est pas indemne non plus, relue dans une optique postmoderne par le compositeur finlandais, elle semble se fondre (voire parfois se dissoudre) dans un continuo orchestral mi rock mi baroque, qui relie entre elles les scènes originales et celles imaginées par le metteur en scène, nous offrant en guise de divertissement un trio transcrit pour clavecin, luth et guitare électrique.

David Marton est un homme de culture. Il aime poser un regard « critique » sur les œuvres du passé et il le fait toujours avec humour et poésie (on se souvient de son étonnante vision de Don Giovanni à Lyon en 2018), mais ici peut-être est-il allé un peu trop loin. Car si l’on admire l’intelligence de la relecture, la finesse des allusions, la virtuosité de la mise en scène, à quelques rares moments près l’œuvre de Purcell – surtout les scènes intimes filmées dans un esprit très cinématographique – ne semble plus qu’une sorte de réminiscence et de prétexte pour un jeu intellectuel brillant, dont les allusions font mouche, mais qui la fait passer au second plan et paraît parfois un peu longuet et superficiel.

C’est dommage pour les interprètes : la magnifique Belinda de Claron McFadden, transformée en secrétaire particulière de la Reine et qui a l’étoffe d’une grande Didon ; l’excellent couple des rôles-titres, Alice Le Saux et Guillaume Andrieux, tous deux remarquablement expressifs et touchants dans leur jeunesse. Entrevu et très lointain, le chœur de l’Opéra des Flandres offre une belle contribution à l’ensemble, de même que le bien nommé B'Rock Orchestra, ici entre ses deux registres. Mais si le spectacle stimule parfois l’intellect, il laisse singulièrement le mélomane en quête d’émotion musicale sur sa faim.


Alfred Caron

À lire : notre édition de Didon et Énée / L'Avant-Scène Opéra n°247

Guillaume Andrieux (Énée), Alix Le Saux (Didon), Claron McFadden (Belinda).
Photos Annemie Augustijns/Opéra des Flandres.