Un triomphe pour Peter Grimes au Teatro Real

Xl_petergrimes_2615_-_copia © Javier del Real

Alors que l’Opéra national du Rhin propose en streaming jusqu’à la mi-mai une ingénieuse Mort à Venise, le Teatro Real propose une toute nouvelle production du premier opus lyrique de Benjamin Britten : Peter Grimes. Avec public, bien sûr, car la maison madrilène a pu assurer une programmation en continu depuis juillet dernier ! Nous savons la difficulté de monter un spectacle en période COVID, mais nous connaissons moins les bâtons dans les roues que le Brexit met aux artistes britanniques pour travailler en Union Européenne. La première du spectacle a ainsi dû être décalée de plusieurs jours en raison d’une bureaucratie monstrueuse. Or impossible n’est pas Real, et si des productions déjà créées (Lessons in Love and Violence de George Benjamin et Martin Crimp, Le Ballet royal de Nuit) ou des versions de concert (telles qu’Elektra) ont été contraintes à l’absence, le premier théâtre de production en Espagne se paye le luxe de créer de toutes pièces un Peter Grimes parfait, fin prêt à tourner dans les institutions qui l’ont coproduit (la Royal Opera House de Londres, l'Opéra national de Paris et le Teatro dell’Opera di Roma) !


© Javier del Real | Teatro Real

Deborah Warner et Michael Levine, déjà à l’œuvre dans l’ébouriffant Billy Budd présenté dans la capitale espagnole en 2017, remettent le couvert dans cette puissante lecture de l’histoire du marin mal aimé d’un peuple aveuglé par ses croyances. Le scénographe a imaginé un plan incliné (et inclinable) s’adaptant à tous les décors : la hutte de Grimes, la mairie, la rue, le rivage, le pub. Les changements de plateau sont entrecoupés des magnifiques interludes orchestraux. La metteuse en scène opte pour une transposition dans un village d’aujourd’hui sur les côtes du Suffolk pour éviter le sentimentalisme de la pauvreté que la reconstitution d’époque pourrait susciter. Elle mélange habilement propos politiques (le Brexit, jamais cité, criant silencieusement sa présence, et la peur de l’étranger) et réalité sociale d’une communauté de pêcheurs livrée à elle-même. Le rôle de la foule comme instigatrice d’un procès auprès de Grimes est central et nécessaire. À ce titre, la scène de lynchage d’un épouvantail par une horde brutale s’avère frappante et remarquable. Dans le reste, la justesse des situations, le visuel virtuose, la direction d’acteurs époustouflante, l’appétence à la narration théâtrale ne peuvent que conquérir intensément. Il s’agit assurément d’un spectacle qui fera date !

Quant à l’aspect musical, il est rare et précieux d’arriver à une telle homogénéité, ou plutôt complétude. L’Orquesta Titular del Teatro Real atteint une certaine forme de quintessence au contact de son directeur musical Ivor Bolton, qui concentre un extraordinaire équilibre des registres. La musique est une et indivisible, les aigus fusionnent avec les graves. Les solos d’alto s’élèvent des abysses jusqu’à s’évaporer dans l’espace du son, les cuivres allient classe et ancrage sans lourdeur, les cordes s’étendent. Le chef compose des gravures en mouvement, suspendues par des silences inquiétants. Il modélise le froid qui s’engouffre dans les vêtements mouillés et dans les corps inertes pour évoquer un paysage naturel et humain jusqu’au iodé, au compact, au rocailleux : il fait partie des très grands.


© Javier del Real | Teatro Real

Nous n’allons pas y aller par quatre chemins : la distribution est tout bonnement fantastique. Pour ses débuts en Grimes, Allan Clayton parle le chanté et chante le parlé. Il est ce personnage bourru, à la facilité d’émission, lançant vaillamment sa voix contre les tempêtes psychologiques invisibles tout en nageant à niveau olympique sur l’océan orchestral. Ces contrastes de pureté vocale, aux vocalises adoucies, et de violence physique, saisissent dans leur capacité à voguer loin. Maria Bengtsson prouve que le langage poétique de Grimes par la musique peut être entendu : trésor de compassion, elle incarne une Ellen Orford qui élève et sauve. Christopher Purves déploie une ligne rythmique ultra-expressive, faite d’enjeux suprêmes, tout comme Jacques Imbrailo, qui fait du réalisme son allié, aidé d’un superbe timbre moiré. Nous pourrions aussi parler plus en détail de la rigueur extravertie de Rosie Aldridge, de la verve de Catherine Wyn-Rogers, des pétillantes Rocío Pérez et Natalia Labourdette, de l’intense obstination de James Gilchrist, de l’édifiante vérité auto-proclamée par John Graham-Hall, ou de la forte crédibilité de Clive Bayley… Le Coro Titular del Teatro Real, par Andrés Máspero, constitue lui aussi un personnage à part entière du drame, laisse bouche bée. Si vous avez des motifs suffisamment impérieux ou professionnels pour vous rendre à Madrid, c’est le moment ! Sinon, les capitales coproductrices n'attendront que vous dans un avenir proche...

Thibault Vicq
(Madrid, 27 avril 2021)

Peter Grimes, de Benjamin Britten, au Teatro Real (Madrid) jusqu’au 10 mai 2021

Crédit photo © Javier del Real

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